La dame en blanc

Me voici assis seul devant mon sixième verre de Vodka - Orange. La serveuse me regarde d'un oeil clairement méprisant en le déposant avec très peu de délicatesse devant moi, marmonnant je ne sais quelle remarque à mon endroit. 

Je n'ai rien entendu et cela n'a rien à voir avec l'atmosphère bruyante de ce bar. Même dans le plus parfait des silences, je n'aurais rien entendu puisque je suis complètement sourd depuis l'accident stupide qui a détruit ma vie il y a maintenant huit ans. 

Petit conseil: écoutez lorsque l'on vous dit que les bonbonnes de propane sont dangereuses...

Je n'avais que dix ans à l'époque quand mon père m'a laissé allumer le barbecue après tant d'insistance de ma part. Malheureusement, aucun de nous deux n'a perçu l'odeur du propane, trop pressés de cuire les délicieuses galettes de boeuf bien épicées qui devaient remplir nos estomacs affamés.

Dès l'apparition de la flamme sur le briquet tenu dans ma petite main, tout est parti en vrille. Mon père se tenait devant moi alors que mon bras tendu a actionné la détente. Le souffle de l'explosion l'a tué sur le coup et moi je me suis retrouvé projeté derrière lui contre le mur de la maison. Je n'ai rien senti et me suis instantanément retrouvé dans une noirceur totale, assommé.

Quand je me suis réveillé à l'hôpital dans le plus grand silence, je n'ai pas réalisé sur le coup ce qui m'arrivait, mais j'ai trouvé une simple brochure posée sur la petite table près du lit. Le titre m'a terrifié:

VIVRE AVEC LA SURDITÉ: CONSEILS PRATIQUES

C'est alors que j'ai remarqué l'activité autour de moi: des appareils illuminés, des infirmières qui s'affairaient auprès des autres patients dans la grande chambre, des oiseaux dans les arbres derrière la fenêtre grande ouverte. Paniqué, je me suis alors relevé avec empressement en faisant tomber un plateau posé près de moi. Aucun son n'est pourtant parvenu à mes oreilles à ce moment et la noirceur m'a envahi de nouveau alors que je sombrais dans l'inconscience une fois de plus.  Ce n'est que plus tard que les médecins m'ont expliqué par écrit que l'appel d'air de l'explosion avait fait éclater mes deux tympans et que je pourrais plus jamais entendre aucun son...

À cet instant, cette surdité devint le sumum de mes malheurs puisque je me retrouvais seul à présent.  Ma mère nous avait en effet quittés quelques années auparavant, emportée par une maladie rare dont je n'ai jamais retenu le nom. 

Élevé tant bien que mal par ma tante, j'ai fait mon possible pour vivre dans un monde qui n'est plus le mien.  Bien qu'étant un assez beau jeune homme aux dires des rares personnes tolérant ma présence, mes petits yeux verts, mon corps athlétique et mes jolies boucles brunes ne semblent pas attirer les gens lorsqu'ils découvrent la difficulté de communiquer avec moi.

Depuis déjà bien des années, je ne supporte plus les regards méprisants des gens lorsqu'ils découvrent que je n'entends pas leurs paroles. Un de mes grands regrets est d'avoir appris à lire sur les lèvres car cela me permet surtout de lire les remarques négatives à mon endroit que les gens marmonnent en se disant que je ne peux les entendre...

Voilà donc pourquoi aujourd'hui je compte me perdre dans ce que j'ai trouvé pour me libérer: l'alcool. J'ai dix-huit ans précisément en ce jour et je vais profiter de ce droit qui m'est acquis maintenant, d'où ce sixième verre que je viens de vider.

L'esprit totalement embrumé, je fais signe à la serveuse qui me lance un regard noir. Je sais bien qu'elle me juge et je suppose que l'horloge lui donne raison puisqu'il n'est que midi et que je ne suis donc qu'un ivrogne à ses yeux.

Elle n'a pas tort, mais je m'en fiche. Son travail est de me fournir le poison qui me permet d'oublier mon malheur! Voyant qu'elle ne vient pas, je frappe fortement la table. Enivré par l'alcool, je dois y être allé un peu fort car je sens une vive douleur à ma main et constate avec surprise que je me suis fendu les jointures sur le bois  pourtant lisse. Ignorant la douleur, je lève le poing pour frapper à nouveau quand je me sens soudainement soulevé avec force de ma chaise.