Diableries

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Elle s'enfonçait un peu plus dans l'immensité de la forêt. Derrière elle, d'étranges bruits bousculaient ses pensées et accéléraient les battements de son cœur. L'adrénaline. Elle n'était pas seule. Dans sa course, les ronces blessaient son corps, griffaient ses jambes et ses bras, réduisant ses vêtements en lambeaux. Sans savoir où ses jambes la portaient, elle se ruait jusqu'à l'épuisement. Le diable à ses trousses. Elle fut stoppée. Les deux pieds au bord de la falaise, quelques pierres se dérobaient, se faisant emporter dans le vide noir et le tumulte des eaux d'un torrent colérique. Poussée par la crainte de se retourner, elle sauta, ses yeux fermés. L'air glacé lui raclait les joues, elle se sentait légère et bercée. Lorsque ses yeux se réouvraient, elle était allongée, trempée, dans le jardin familial. Ses mains parcouraient le sol délicatement, frôlant l'herbe encore chaude, rassurante. Pas un bruit. Instinctivement, son regard se déporta vers la vieille bâtisse au fond du jardin. Celle-ci était dans un parfait état, les pierres étaient lisses et les murs n'étaient plus tapissés de lierre. La cheminée fumait abondamment et laissait échapper une douce odeur de bois consumée par les flammes. La lumière qui s'échappait de l'intérieur l'éblouissait. Elle s'avança lentement jusqu'à apercevoir des silhouettes en mouvement à travers les vitres embuées. Elle toqua à la porte, sans réponse. Cette porte qui, pensait-elle, était depuis toujours scellée. Elle lapoussa sans faire de bruit. Deux hommes étaient debout et un troisième assit au bureau qui se trouvait en son centre. Elle avait le souvenir de cette pièce, grande, abondamment emplie d'objets et d'une bibliothèque si massive qu'elle ne pouvait être oubliée. Les trois hommes étaient richement vêtus. Leurs hauts-de-forme allongeaient leur silhouette, leurs vestes à grandes Basques à la couleur sombre et aux ornements discrets, parfaitement ajustées, leurs cravates soigneusement nouées et de hautes bottes sublimaient leur élégance. L'homme à gauche était droit sur ses pieds, l'air inquiet, il triturait le bouton doré de la manche de sa veste. Le deuxième faisait les cent pas et s'agitait en parlant d'une voix tonitruante. Quant à celui installé au grand bureau en bois de chêne, il semblait perdu dans ses pensées et regardait en direction de la porte entrebâillée de laquelle elle observait la scène. À moitié consciente de sa transparence, elle se faufila avec discrétion dans la pièce et se planqua derrière la grande pendule sculptée. Le visage de ce dernier lui était vaguement familier. Une expression impassible, un teint blême sur une face joufflue. Ses yeux étaient ronds et vitreux, son regard soucieux traduisait la tension de son poing fermement posé sur sa cuisse, il semblait tenir quelque chose dans son autre main. Elle se rappela les peintures dans le couloir, celle retraçant les premiers hommes de la famille Archer. Son effroi retient son souffle quelques instants.

Le deuxième homme reprit son discours effréné, enchaînant phrases et déductions qu'elle n'arrivait à décrypter, comme si cette langue lui était étrangère. Rondement, le troisième homme se leva, et dans un geste d'une rage inouïe, il planta son poignard dans le chêne massif. L'autre homme se tut et cessa de bouger. Dans un grondement autoritaire, le troisième lâcha. 

"En l'honneur des chasseurs, des protecteurs, de la lignée de ceux qui sont la passerelle avec l'autre monde, nous partirons demain dès l'aube, les traquer et les tuer. Si le lien sacré se voit rompu, mes frères, nous sommes perdus."

Sur ces mots, les deux autres hommes, du même geste symbolique, plantèrent à leur tour, leur poignard dans le bureau en chêne. Dans un silence solennel, ils se dirigeaient vers la porte et quittèrent les lieux.

Il était donc le seul dont elle pouvait comprendre le langage.

Le troisième s'avança vers l'un des pend de la bibliothèque et attrapa fébrilement un livre. Ses deux mains suffisaient à peine à le tenir tellement celui-ci avait l'air grand et lourd. Dans un bruit sourd, il le posa sur le bureau et reprit place. Elle resta quelques instants immobile et contempla l'homme, assidûment plongé dans sa lecture. Est t'est ce par courage ou par inconscience qu'elle sortit de l'ombre et avança vers le bureau. Celui-ci semblait ne pas la remarquer. Elle avança, se plaçant derrière son épaule droite. Elle l'observa attraper la plume et l'encrier, l'homme se mit à écrire de longues lignes.Son écriture était soignée et délicate, mais elle n'arrivait à déchiffrer que quelques mots à peine de la longue tirade qu'il avait entreprise. Toujours penché sur son épaule, l'homme saisit une cuillère et y fit fondre de la cire au-dessus d'une bougie. Le sceau de la famille Archer apparut sur l'enveloppe fermée. D'une main pratiquement dansante, il inscrit sur le dos de l'enveloppe son nom, John Harisson Archer. Elle recula brusquement, se heurtant au guéridon qui émit un grincement. John H. Archer se retourna brusquement. Comment avait-il pu l'entendre ? Il inspecta la pièce du regard et prit la lettre pour la mettre entre les pages du livre. Il se leva et alla sans un bruit le remettre à sa place dans la bibliothèque. Elle s'avança dans la plus grande discrétion, et mémorisa le titre de l'ouvrage, Botanique et médecine.Entendant les lourds pas de John H. Archer sur le plancher, elle se retourna. Tout près du bureau, il éteignit les bougies éclairant la pièce. Et lorsqu'il souffla sur la dernière bougie, tout avait disparu. Emma ouvrit les yeux brusquement, la lumière des lampadaires éclairant finement sa chambre. Il lui fallait retrouver ce livre, il lui fallait vérifier la dimension de cet étranger rêve qui résonnait en elle comme la réalité.

***

Le réveil posé sur la petite table de chevet à côté de son lit indiquait bientôt 11h lorsqu'une pierre fit tinter le verre de la vitre. Avec difficulté, Emma ouvrit les yeux et se redressa. Agitée, Emma ouvrit la fenêtre et y passa la tête. Dans l'allée, Charlie Grinberg attendait sa réaction avec une impatience mal dissimulée. Sans un mot, ils échangèrent un regard pendant quelques secondes. À la vue de sa mine renfrognée et interrogative, Charlie brisa le silence.

"- Je ne voulais pas faire ça, mais tu ne m'as pas vraiment laissé l'occasion de te dire que j'étais désolé l'autre jour, dit-il sans hésitation.

- Si tu n'as eu aucune réponse, c'est que je n'en ai aucune à te donner ! Je pense que tu as été plutôt clair, rétorqua Emma.

- J'imagine, mais tu ne pourras pas éternellement m'éviter je te rappelle, dit-il avec condescendance.

- Ah oui, et bien on va voir ça", dit-elle un peu plus fort en fermant la fenêtre

Quelques instants plus tard, à peine avait-elle eu le temps de grogner dans son oreiller, que Charlie jetait de nouveau, pas une, mais plusieurs pierres sur la vitre. D'un geste furieux, elle ouvrit la fenêtre bien décidée à le faire déguerpir. Mais au moment où sa tête sortit, une nouvelle pierre cogna rudement son front. Elle recula et tomba sur le lit en jurant. En bas, Charlie conscient de ce qu'il venait de se passer disparut dans les escaliers de l'immeuble. Il monta et martela la porte jusqu'à ce qu'Emma se décide à lui ouvrir. Avant qu'elle n'eût le temps de dire un mot, il avait déjà fait plusieurs pas à l'intérieur, la faisant reculer. S'ensuivit d'un long discours d'excuses et d'explications qu'Emma peinait à écouter tant elle le trouvait ridicule. En revanche, elle ne pouvait s'empêcher de remarquer la fluidité de ses mouvements lorsqu'il gesticulait péniblement, sûrement embarrassé d'avoir agi ainsi. Où de la cadence de son souffle lorsqu'il marquait une pause entre chaque phrase. Au bout de quelques minutes, il pointa la marque que la pierre avait dessinée sur son front et la petite goutte de sang qui s'en échappait. Ce qui l'agaça encore un peu plus. Elle le coupa. 

"- Écoute, rien ne t'oblige à dire toutes ces choses, ou à vouloir te racheter. D'ailleurs, qu'est-ce qui t'a fait penser que ce serait une bonne idée de venir jeter des pierres à la fenêtre d'une fille que tu as ridiculisée ? s'énerva-t-elle.

- Je ne sais pas, tu n'as pas répondu lorsque je t'ai appelé l'autre jour... Et puis je suis retourné là où tu travailles deux jours après pour te parler, mais tu n'étais pas là donc il a bien fallu que je trouve un autre moyen, dit-il assurément.

- Je vois que tu y as mis du tien, alors je ne peux qu'accepter tes excuses et faire en sorte de ne plus avoir envie de t'étrangler la prochaine fois que je te croiserai, enchaîna-t-elle d'un ton sarcastique. "

La gentillesse d'Emma ne lui avait que trop souvent fait défaut, mais elle ne pouvait ignorer sa nature en repoussant indéfiniment les excuses de quelqu'un qui lui paraissaient sincères. Après cela, Charlie proposa à Emma de lui offrir un café pour se faire pardonner, et elle accepta sans réellement se poser de questions.

Ce moment fut d'un agréable qu'elle n'avait que très peu connu auparavant. Charlie était quelqu'un d'intelligent et cultivé.Il avait échangé durant un long moment sans voir le temps passer. Sur le chemin du retour, Emma raconta qu'elle voulaitpas retourner à Ellensburg le weekend suivant prétextant une urgence familiale. Ayant prévu de s'y rendre, il lui proposa de l'emmener et elle accepta chaleureusement. Lorsqu'ils se quittèrent dans l'allée, Charlie s'excusa une énième fois. Il plongea son regard dans le sien, le silence régnait. Alors qu'une tension semblait se dégager, Emma perçut comme un bruit aigu qui émanait du dessus, lorsqu'au même moment, les vitres des deux immeubles éclatèrent en un fracas assourdissant les projetant au sol...

The essence - FrançaisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant