Chapitre 2

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D'énormes complexes industriels avaient été bâtis dans les proches banlieues ; cela permettait de concentrer les activités et de mieux organiser le travail. Les sites étaient généralement très surveillés afin de limiter les tentatives d'espionnage et les risques de sabotages. Leurs directions étaient élues par la coalition internationale plus connue sous le nom de « l'Alliance ».

J'allais tous les jours dans ces nouveaux et immenses hangars reconstruits là où ils avaient été rasés après les Évènements. Des transports en commun, affrétés spécialement pour nous y rendre, évitaient un exode de travailleurs trop désordonné et difficilement contrôlable. Nous devions passer nos cartes magnétiques en montant puis en descendant du bus, après avoir franchi les barrières de l'espace réservé au personnel, encore une fois à la porte d'entrée, pour ouvrir nos casiers de vestiaires et lorsqu'on pénétrait dans l'atelier. Bien entendu, le tout était quadrillé par des caméras de télésurveillance.

Il fallait demander l'autorisation et être accompagné pour aller aux toilettes. Nous étions passés aux scanners à chaque fin de service pour empêcher les vols et, pour éviter toutes sorties de données, aucun document papier ne trainait dans l'enceinte. Nous ne savions pas exactement en quoi consister nos tâches, et dans quel but nous les faisions. Les équipes, elles-mêmes régulièrement remaniées afin de limiter toute nouvelle complicité suspicieuse, changeaient de poste et de secteur aussi souvent qu'un politicien changeait d'avis. Je n'avais pas de rôle particulier ; je n'étais en aucun cas un technicien spécialisé dans un de ces domaines et mon seul objectif était de faire ce qui m'était demandé sans trop poser de questions. Je ne voyais rien, n'entendais rien, ne disais rien...

Les fins de journée ressemblaient à leurs commencements. Après des postes de dix heures, nous repartions avec les mêmes bus, sans oublier de passer nos cartes magnétiques à toutes les bornes.

Arrivés dans nos quartiers, nous rentrions chacun chez soi, sans traîner, tant la fatigue morale et physique nous laissait pour seule énergie la voie d'un retour direct dans nos appartements. Mon quotidien se cantonnait à cela. Mais c'était ça la vie en Zone 38, peut-être un peu plus ici qu'ailleurs. Comme si nous devions payer plus que les autres.

Le soir, depuis peu, les déplacements étaient de nouveau autorisés, même s'ils restaient encore fortement déconseillés. Les Troupes de Sécurité, dans leurs tenues commandos noire et grise, que l'on appelait entre nous les Black and Tans, patrouillaient à des fins préventives dans leurs véhicules blindés, pendant que des caméras, du haut de leurs miradors, épiaient les moindres coins de rue. Les gardes de l'Alliance avaient le droit de procéder à des contrôles d'identité... musclés dans la plupart des cas. Bien entendu, il était suspicieux de sortir régulièrement tard le soir.

Arrivé chez moi, le rituel commençait par une bonne douche afin de décompresser. Je vivais seul et les fins de journée passaient au ralenti. Je n'avais pas la télé et ne lisais pas – la censure sévissait sur les médias et il n'était plus possible de trouver de bouquins récents.

De temps en temps j'ouvrais un cahier aux pages jaunies, sans carreaux, et prenais un stylo à bille bleu avec lequel j'écrivais et dessinais mes pensées, sans but particulier, comme une thérapie. La lassitude était si grande que, à ce moment de l'année où le soleil jouait les couche-tard, je me mettais au lit avant même que ses rayons ne franchissent la barre d'immeuble située face à mon unique fenêtre dépourvue de volets. En arrière-plan, les montagnes – Les Montagnes Blanches – traçaient notre frontière naturelle avec notre pays voisin : le Tila. C'était de l'autre côté de ces pics enneigés presque toute l'année que le drame était arrivé, que nos destins avaient changé.

Mes paupières fermées tamisaient la lumière pour laisser la place à mes songes, à ces souvenirs d'une ancienne vie proche de ma femme et de ma fille, disparues il y a huit ans, mais toujours présentes au plus profond de moi, dans ma chair et dans mon cœur.

Ce soir-là je m'endormis avec le rythme régulier des détonations qui se faisaient entendre au loin.

Les Ombres: les âmes perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant