La Bête

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Le froid mordant et l'épaisse couche de neige qui recouvraient les champs de la région condamnaient quiconque osait s'aventurer loin du village à se perdre dans l'étendue immaculée et à mourir là, seul. Personne ne savait trop où le brouillard mortel laissait enfin entrevoir le soleil blanc de l'hiver et, malgré les prières du prêtre du village, il persistait et s'étendait de plus en plus chaque jour, emprisonnant le Gévaudan sous sa couverture maudite.

Enfant de la campagne, fils de paysans, je ne serai jamais autre chose que ce qu'a été mon père avant moi et mon grand-père avant lui. Pauvre depuis peut-être toujours, ma famille reste de celles qui travaillent dans les champs, sans le sou, croyante mais ignorante. J'ai trois frères, deux sœurs et le printemps de mes quatorze ans approche à grands pas. Je ne suis ni l'ainé, ni le cadet, je suis de ceux dont on ne se soucie pas, né sur la paille de ma maison, mort dans le cercueil de la nature, sur un matelas de neige teinté de pourpre.

Nous sommes en hiver 1765, les récoltes ont été dures, sans être mauvaises, et l'été, doux et réconfortant, a peu à peu laissé place à l'air glacé qui brûle nos poumons et bleuit nos lèvres. Peut-être les réserves de châtaignes et de pain rassis permettront aux plus tenaces de tenir jusqu'au retour de l'azur et des premiers bourgeons, mais la mort rôde aux alentours des maisons, prête à emporter les plus fragiles.

Face à moi, dans l'âtre de la petite cheminée tordue, le feu faiblissait. Les flammes rougeoyantes cessaient de danser devant mes yeux, mourantes, et les dernières étincelles s'effaçaient doucement sur le tapis de cendres et de braises tièdes. L'odeur de bois brulé persista encore quelques instants avant qu'une bourrasque glaciale ne s'engouffre par les petites fenêtres qui perçaient le mur et ne balaie les derniers éclats de chaleur. J'avais de nouveau froid.

En quelques secondes, la température chuta drastiquement, mais, malgré mes mains glacées, je ne bougeais pas du fragile tabouret de bois sur lequel j'étais assis.

- Tu as laissé s'éteindre le feu ! Idiot !

Ma mère traversa l'étroite pièce à grandes enjambées, furieuse, le regard animé d'une rage que je ne connaissais que trop bien. La main qui retenait son long châle sur ses épaules serrait si fort les extrémités du tissu que ses phalanges en devenaient fantomatiques. L'espace autour de moi sembla se tordre alors que je m'affaissais un peu plus sur moi-même, redoutant le premier coup. La gifle atteint mon visage avec une force doublée, m'arrachant un couinement plaintif, brulant ma joue.

- Tu veux que ta sœur meure c'est cela ? Es-tu stupide à ce point ?

Jamais je n'aurais voulu que Louise périsse, ce n'était encore qu'un bébé, mais je savais très bien qu'à moins d'un miracle elle ne passerait pas l'hiver. Tout le monde en avait conscience, et ma mère ne pouvait le supporter.

J'étais celui qu'elle détestait, l'enfant qu'elle avait choisi pour être victime de ses angoisses et de ses colères. J'espérais souvent que malgré tout, elle avait une place pour moi au fond de son cœur torturé, mais plus le temps passait, plus les coups qu'elle me portait brisaient l'image de la mère aimante que j'essayais de garder d'elle, cette facette qu'elle réservait à mes frères et mes sœurs.

Ses yeux bruns, noircis d'émotions négatives, ne cessaient de fixer mon visage d'enfant. Ses traits étaient tirés et ses dents serrées. Elle empoigna mon bras, tordant ma peau sous le fin tissu de ma tunique et me tira hors de la maison. Là, juste sur le seuil de la porte, elle me jeta dans la neige et me cracha au visage.

- Va donc chercher du bois pour nous réchauffer ! Alors je te laisserais peut-être rentrer.

Perdu et choqué d'avoir ainsi été mis à la porte, dans le froid, tel un rat dont on se débarrasse, je me roulais en boule dans la neige glacée, laissant mes vêtements s'imbiber d'humidité.

Recueil de nouvellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant