II - Enferme la lune

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Il était tard quand il s'éveilla encore une fois. L'horloge indiquait de sa lumière rouge trois heures du matin.

Rouge comme le sang. Pensa t'il. Mais il ne saignait plus.

Et il était en vie.

Il se leva, ajusta la chemise d'hôpital sur son corps misérable et marcha d'un pas faible mais assuré vers la porte. Le silence de sa chambre et les réveils incessants l'avait fatigué, il n'en pouvait plus de cette nuit qui n'en finissait pas. Comme les précédentes, d'ailleurs. Tout le personnel médical qu'il avait croisé jusque là lui avait dit qu'il avait l'air épuisé. Il l'était. Mais il allait bien.

Il ne comptait pas les jours depuis qu'il était dans la chambre blanche dépouillée de toute identité. Longtemps, disait son esprit fébrile qui ne savait rien faire excepté les fonctions de base du corps humain. Survivre et communiquer, en bref. La chambre lui ressemblait.

Vide. Il n'était rien. Juste quelqu'un. Il avait tout oublié, tout laissé dans la neige, quelque part pendant cette soirée d'hiver. Il sentait les papillons remuer sous la peau de son épaule couverte de bandages. Mais ça allait. Il s'en remettait vite.

Le couloir était gelé. Sûrement qu'il n'était pas chauffé à trois heures du matin. Il marcha en grelottant pendant quelques minutes avant de tomber sur l'infirmière de service. Une fille très simple, totalement réveillée, lisant distraitement un livre. Elle leva la tête.

— Tiens, l'amnésique.

— Bonsoir.

Elle retourna à sa lecture sans ajouter un mot, mais il resta devant le bureau, immobile, la fixant.

— Tu veux quoi ?

— Un somnifère. Je peux pas dormir.

— Je sais. Tu viens toutes les nuits.

— Tu me donnais un somnifère, avant.

— Oui, mais on m'a dit de plus le faire. Débrouille toi.

Il soupira et se laissa tomber dans un des canapés de la salles. Il resta avachi quelques minutes. Il voyait cette fille souvent, la nuit. Elle n'avait l'air de rien, mais elle l'intriguait. Peut-être parce que c'était la seule qui lui parlait comme une personne sans répondre machinalement. Elle était froide, mais humaine.

Elle lisait du Proust.

Elle était absurde. Un peu décalée, l'air épuisée. Des cernes violaçaient ses yeux, mais elle continuait sa garde, honnête. Juste l'idée de cette fille lisant des textes interminables dans un hôpital, pendant des nuits glacées d'hiver, agitée par les patients estropiés qui déambulaient dans les autres étages. Il était intrigué parce que sa tête à lui était vide de gens.

C'est beau, pourtant, une personne. Se dit-il. Il ne se rappelait pas d'en avoir connues. Pourtant, il avait du en connaître. Il était sûr. Mais il ne se souvenait de rien. Pas même un fragment, un visage, une voix. Le vide.

Il n'avait même pas mal. Il n'arrivait pas à se sentir triste, ou frustré. Il lui manquait tellement de choses. Il était transparent, léger comme une poussière, il n'était rien. Rien du tout. Tellement de choses manquaient dans son être qu'il ne se considérait plus que comme une entité vivante.

Je veux vivre.

C'était le seul brin d'émotion qui l'effleurait. Mais cette brindille esseulée paraissait tranchante comme un couteau et verte comme une émeraude tellement elle était unique. Il se rendait compte de la clarté de ses pensées quand il voyait ses camarades de couloir. Il était dans le service psychologique. Les autres, la plupart du temps, avaient la tête si remplie qu'ils ne pouvaient plus s'occuper des choses simples.

Son esprit à lui, il filait comme une rivière. Le courant variait mais n'était jamais trop fort. Tout filait. Il pensait comme il vivait. Et cette fille, elle devait être normale. Il voulait tellement être comme elle. Simple. Avec une vie, des gens, des conflits et du bonheur, des problèmes et des souvenirs qui la rendaient opaque, assez lourde pour rester sur le sol sans risquer de s'envoler.

— Comment tu t'appelles ? Lança t'il, alors curieux.

— Sally. Et toi, tu t'en es toujours pas rappelé ?

— Non. Ils ont rien trouvé sur moi. C'est frustrant.

— Je me doute.

Elle le regardait. Elle ne le dévisageait pas, mais elle prenait le temps de l'observer, lui, aussi neutre que les murs de sa chambre, aussi vide que le ciel au dehors. La lune brillait de moitié.

— Dit, tu voudrais pas me donner un prénom, toi, que ça soit plus simple ?

— Si tu veux. Elle réfléchit pendant un temps. Jack.

— D'accord. Je m'appelles Jack.

Jack faillit avoir la nausée devant cette nouvelle information. Un prénom. Et une personne.

Sally posa son livre, qui n'avait pas l'air de l'intéresser plus que ça, d'ailleurs. À la recherche du temps perdu. Peut-être qu'un jour, Jack le retrouverait, tout ce temps passé, toutes ces années oubliées dans la neiges, emportées par les papillons. Peut-être pas. Alors il devait s'en reconstruire, un esprit. Un nouveau temps à regretter. De nouvelles minutes perdues qu'il voudrait retrouver, parce que les anciennes étaient introuvables.

Elle s'assit à coté de lui.

— Tu te souviens vraiment de rien ? Souffla t'elle.

— Mon souvenir le plus vieux, c'est je jour où on m'a retrouvé au milieu de nulle part. La neige. Le sang. La tempête. Je marchait. C'est tout.

Elle l'écouta et acquiesça lentement.

— Ça me fascine, ça. Moi, j'ai trop de souvenirs, je sais plus quoi en faire.

Elle regarda au dehors. La nuit était belle. Le ciel était dégagé, bleu sombre, mais vide du scintillement des étoiles. Seules quelques astres brillaient dans le noir, accompagnant la demi-lune harassée. Les lumières de la ville engloutissait tout le ciel, avec ses lueurs artificielles et ses fumées. La nuit était moche, en fait.

Jack s'en rendit compte et soupira. La ville était comme Sally. Mouvante. Illogique. Compliquée.

— Tu sais, je suis nouvelle. Ça doit faire un mois que je suis là. J'étais infirmière à domicile, avant. Mais, le gars dont je m'occupais était un idiot, et je me suis pas retenue de lui dire. On m'a virée, et me voilà chargée de l'étage des fous à l'hosto.

— Tu me considère comme un fou ?

— Je sais pas.

— J'étais p'tet un fou, avant. Mais maintenant, je suis plus grand-chose.

Elle sourit.

— Tu sais, c'est pas forcément une mauvaise chose. C'est dur, de supporter son esprit, la plupart du temps. Sans lui, on est rien, mais ça en fait rêver pas mal, d'être rien.

Elle ouvrit ses yeux en grand.

— C'est fatiguant, d'être un tout. J'en ai marre de pleurer pour rien et de m'énerver sur des pauvres traumatisés qui ne comprendrons plus jamais rien de leur vie.

— Je suis pas traumatisé, vu que je sais même pas ce qu'il m'est arrivé.

Sans qu'il comprenne pourquoi, il se mit à pleurer. Papillons transparents sur ses joues. Sally pencha la tête et prit sa main dans la sienne, parce que c'était ce qu'on lui avait appris à faire dans ce genre de situation. Jack serra sa main, instinctivement, juste parce qu'il pensa que c'était la bonne chose à faire.

— Avec un peu de chance, ça te reviendra.

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