Chapitre 1 - La complainte d'un homme perdu

118 17 104
                                    

La complainte d'un homme perdu - James

Un tourbillon noir. Réconfortant. Calme. J'aimerais rester ici pour toujours, mais je sais, au fond, que je ne peux pas. A chaque fois, je suis forcé de quitter cet endroit paisible, où mes interrogations se mettent d'elles-mêmes en sourdine.

Encore une fois, le processus se répète. Après un temps indéfinissable passé dans ces abysses, je reviens sur ce que les gens appellent la Terre, et que je préfère appeler l'Enfer. Encore.

Je me réveille dans cette pièce blanche, familière à présent, et tombe nez-à-nez avec lui. James.

Il me regarde, et je distingue dans ses prunelles une lueur inhabituelle. En moins de quelques secondes, la révélation s'impose à moi, brutalement : ce n'est pas James. Il a le corps de James, la voix de James, l'odeur de James... Mais ce n'est pas James. James n'aurait jamais eu un tel regard envers moi. N'est-ce pas ?

Un horrible doute me noue l'estomac, m'empêchant de respirer correctement. Mais quel est ce doute ? Je n'en ai aucune idée... Et qui est James, pour moi ? Je me souviens de lui... Mais impossible de savoir quelle est notre relation. Je m'approche de lui en repoussant mes questionnements, et lui demande ce qu'il a d'une voix tremblante.

Il n'ouvre pas la bouche, et n'esquisse pas le moindre geste. Je m'approche encore. Il ne bouge pas. Je pose une main sur son épaule, et il me dévisage avec calme.

« Qui es-tu ? Tu n'es pas le vrai James, n'est-ce pas ? Qu'as-tu fait de lui ? »

Il ouvre la bouche, et semble parler, sauf que je ne saisis pas un seul mot. Tout est étouffé, mais j'ai l'habitude.

Comme à chaque fois, je m'interroge. Certaines fois, à mon réveil, je vois des gens. Mais lui, James, je le vois systématiquement, à chacun de mes " éveils ", comme je les appelle. Il est toujours là.

Rien n'a de sens, ici. Je l'ai compris dès le départ.

Je ne sais pas où je suis, ni ce que je fais là, ni qui est James, et mon esprit est comme embrouillé, ou coincé sur le mode " Off ".

Aucun sens.

C'est vraiment la fois de trop. Je n'ai pas forcément l'habitude de céder à la panique, mais j'ai, moi aussi, mes limites. Cet éveil est plus insupportable que tous les autres.

La cause ?

Je ne sais plus... Je ne comprends plus...Je n'arrive plus à supporter ces événements, que je suis incapable de comprendre ! Tout est flou, autant dans mon esprit que dans mon cœur. Les sensations m'étouffent, m'empêchent de raisonner clairement.

Je suis brusquement coupé dans ma descente aux enfers, par James ( si c'est bien lui ) qui m'attrape le poignet et me force à m'allonger dans le lit.

Je crois que je me débats. Ou du moins, je tente de me débattre, mais sa pression sur mon bras est trop forte.

Je lui crie quelque chose, mais impossible de savoir quoi. Comme si mon corps agissait de lui-même, sans que mon cerveau ait son mot à dire.

Encore un tourbillon de sensations inconnues... Mon être semble peser plusieurs tonnes... L'armoire qui se trouve dans un coin se déforme, comme pour venir me parler à l'oreille... La pièce tourbillonne autour de moi... Et puis, tout semble s'apaiser, un peu comme la mer après une violente tempête. Ma vision s'éclaircit un peu, mon pouls ralentit et mon angoisse se dissipe, me laissant légèrement pantois. Je jette un regard aux alentours, avant de subitement me rendre compte d'un détail effrayant... James n'est plus là.

J'ai encore quitté ce monde sombre et tranquille dans lequel je me trouvais, comme la dernière fois. J'ouvre les yeux, une lumière aveuglante m'agresse, et je peux constater que je me trouve encore et toujours dans cette pièce uniformément blanche. Une horrible douleur au crâne m'empêche de réfléchir calmement, douleur si intense qu'elle semble se propager dans tout mon corps, dans chaque infime parcelle de mon être. Je frissonne, d'abord de froid et de douleur, puis d'horreur, lorsque je réalise que je ne suis pas seul.

Encore. Une. Fois.

James se trouve au bout du lit, le visage inexpressif. Il se contente de m'observer, comme un personnage photographié, ou une âme en peine, éphémère, incomprise, transparente.

Ses yeux semblent vides, éteints, mais une étincelle de vie me paraît briller derrière cette apparence inerte, comme une preuve qu'il n'est pas totalement... Totalement quoi ? Mort ? Effacé ? Je n'arrive pas à le déterminer. Tout ce que je sais, c'est qu'un fol espoir se met soudain à grandir en moi, me coupant le souffle face à sa puissance inattendue.

J'espère.

Je suis en train d'espérer, oui, mais quoi ? Pourquoi un poids que je n'avais, jusque-là, pas conscience de porter, s'est-il évanoui ainsi, simplement grâce à cette constatation ?

Je pousse un léger soupir : visiblement, cela ne me mènera à rien de m'interroger. De toute manière, j'ai l'impression de ne faire que ça. M'interroger, m'interroger, mais ne jamais obtenir de réponses. A la fin, ça devient lassant. Je préfèrerais retourner dans ces abysses qui m'ont accueilli ces derniers temps. D'ailleurs, depuis combien de temps suis-je ici ? Quand s'est donc déroulé mon dernier tête-à-tête avec James ? 

Mieux vaut lui demander directement. Et aussi exiger une explication sur sa disparition de la dernière fois. Enfin, il me semble qu'il avait disparu ? Peut-être est-ce juste moi qui me fait des idées...

J'ouvre la bouche, prononce quelques mots, mais les sons me parviennent étrangement, comme avalés par un trou béant qui change leur sonorité et les déforme d'une drôle de manière. Impossible de savoir si James a saisi ce que j'ai dit, et s'il m'a même simplement entendu.

Il se contente de m'observer, les yeux vitreux, immobile, silencieux. Cette vision m'effraie, mais pas autant que le mur blanc qui s'ouvre brusquement. En sort ce qui ressemble à une jeune femme. Elle aussi est en blanc, tant et si bien que j'ai l'impression de voir sa tête flotter toute seule, son corps se fondant facilement avec les murs et le sol immaculés.

Elle semble me dire quelque chose, mais je n'en saisis pas un seul mot. A force, j'ai l'habitude.

Me trouvant dans l'incapacité de lui répondre, je me contente de la regarder avec des yeux écarquillés de peur, tel un animal pris dans les phares d'une voiture. Et c'est compréhensible ! Je ne sais pas qui elle est, ni si elle me veut du bien, ou au contraire du mal.

Cela me fait penser que je ne me suis jamais posé la question, avec James. Pourquoi ? Est-il un de mes proches ?

J'ai la vague impression de recommencer ma boucle infernale d'interrogations.

Je n'ai pas le temps de réfléchir plus que ça : la femme s'approche de mon lit, et se penche vers moi. Je la repousse violemment et vais me réfugier près de James, en le suppliant de faire quelque chose; de m'expliquer qui est cette femme, ce que je fais ici, ce que j'ai bien pu faire pour mériter tout ça... Mais seul le silence et le visage impassible de la jeune femme me répondent. James, lui, ne bouge pas d'un millimètre, et ne prononce pas un mot.

La femme marmonne quelque chose, puis s'approche rapidement de moi, et me tend un objet rectangulaire. J'hésite entre le prendre et le jeter à l'autre bout de la pièce, mais la curiosité prend le dessus et je m'en empare.

On dirait... Un miroir. Enfin je crois.

Je le tiens de manière à voir mon reflet, et dès que j'y parviens, le choc me laisse pantois, manquant de me faire lâcher l'objet.

Dans cette surface lisse... L'image qui m'est renvoyée n'est autre que le visage de James. Quoique, beaucoup plus sombre et fatigué. Presque... Fantomatique.

...James... C'est moi ?

Pas le temps d'approfondir ces réflexions : la femme s'est glissée à mes côtés tandis que je m'occupais du miroir. Lorsque je m'en rends compte, il est trop tard. Une douleur au bras, et puis plus rien. La réalité autour de moi s'évanouit. Enfin ! Ces abysses si accueillantes et leur tendre chaleur ! Dans ce tourbillon sombre, tout est plus simple...

Mais un petit détail titille encore mon esprit, avant que je ne sombre complètement dans les ténèbres...

Je suis James.

...

Qui suis-je, déjà ?

La complainte des gens perdusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant