Eté 89, au gré des cendres

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Eté 89, au gré des cendres. Les dortoirs du bâtiment C, dont le mien fait partie, ont succombés sous un incendie. Le soleil se lève et ma garde aussi. C'est une évidence. Quelqu'un de plus grand, de plus puissant, a dû écrire mon destin. Il a dû le noter quelque part afin que les évènements s'enchaînent dans le bon ordre. Au cas où je me tromperais, il vaut mieux que je laisse une trace écrite.

Cette idée de compte-rendu plait à Andy. Elle lui rappelle les carnets de bords que tiennent les aventuriers qu'il a pour héros. Si j'en crois les feuilletons télévisés, je dois commencer mes pages par « Cher journal » ou du moins me présenter, mais je ne le ferai pas. Je ne sais pas encore qui je suis.

Ce que je sais, en revanche, c'est que je vis au foyer De Gaulle. On raconte que c'est le plus grand établissement des alentours. Je veux bien le croire pour mon arrondissement, néanmoins, Paris est trop vaste pour que je sois allé vérifier les autres. Les dortoirs et la sécurité mise en place seraient irrévocablement les meilleurs de la ville. Je vous jure que lorsqu'on y habite, on a de quoi contredire ces critiques. Aussi, quand on dépassera 1990, j'arriverai à mes 16 ans. Légalement, je pourrai travailler, et je vais travailler pour gagner de l'argent, parce qu'il faut en économiser pour être sûr de quitter cet endroit une fois la majorité atteinte. Faut-il encore que je survive jusque-là.

Andy grince entre ses dents Vieux frère, on survivra si tu te grouilles un minimum. Il a toujours l'air de lire dans mes pensées. Ou je pense si fort que certaines de mes réflexions doivent s'échapper en une matière solide. Une matière qui ne demande qu'à s'échapper, sauf qu'Andy s'obstine à être dans les parages pour la rattraper.

Mon esprit s'évade souvent vers des contrées lointaines mais il revient toujours vers Benny. Il est nul part. J'en fais signe à Andy, et il se résigne à me suivre dans les escaliers menant vers le bâtiment C. Une forte odeur de brulée nous indique le chemin. On grimpe en rythme les marches saupoudrées de cendre. Ironiquement, on monte en Enfer plutôt que d'y descendre.

Durant le trajet, je dévoile le poncho de Ben fermement tenue dans ma main. Il ne partira pas sans son vêtement. Il va revenir le chercher au dortoir, et on doit l'intercepter avant. L'habit me sert d'appât. Andy me fait remarquer qu'on est bon pour être désigné coupable si on y reste. C'est signer notre arrêt de mort. Mais Benny signe le sien si on ne l'aide pas.

***

On ne trouve jamais les gens lorsqu'on les cherche. C'est comme quand vous perdez une clef, vous ne mettez pas le doigt dessus sauf quand vous avez cessé de courir après. Soudainement, on l'entend dans une poche dont on ne se doutait même pas l'existence ou sous le coussin d'un canapé sur lequel on aurait juré ne pas avoir été assis. Ben n'était ni dans ma poche, ni sous un coussin. Pour la dernière option, je ne risquai pas de vérifier. Des coussins, on en avait au bâtiment C, mais on n'a pas pu y faire le guet comme souhaité très longtemps.

A peine à notre poste, les sœurs de De Gaulle s'était ramené à notre point. Elles avaient crié nos noms d'une rage et d'un étonnement qui en disaient long sur notre sentence. On avait le profil idéal comme pyromanes potentiels : une absence sans alibi cette nuit, celle de l'incendie ; des yeux encore dilatés par les substances ; une poche arrière cachant un briquet chacun ; et surtout, la gueule de ceux qui n'avaient pas peur de mourir, voir, qui en avaient envie. De toute manière, à la venue des nonnes, on s'était enfuie par l'escalier de secours. Notre décision, prise sous la panique, tendait à confirmer toute hypothèse. Cette fuite aurait pu avoir un goût de libération si Benny en avait fait partie.

Andy et moi-même, on s'est alors retrouvé à vagabonder sur les grands boulevards, devant des publicités qui prônaient un futur exceptionnel. La population craint l'année 1990. Elle est persuadée qu'un évènement va s'y dérouler, voir même un peu avant, que deux décennies après la marche sur la lune, on essayera d'envoyer les humains là-bas à jamais, et qu'ici, les robots nous remplaceront. Des études prouvent que la nouvelle génération, la mienne, va se perdre dans la technologie. Et on crie dans la rue de fermer les jeux d'arcades, de ne pas ouvrir de cyber-café, de stopper l'évolution : on est au sommet, si on continue à monter, on va redescendre de beaucoup trop haut. Trop haut pour s'en remettre.

C'est surtout les vieux qui pensent à ces risques. Ils envoient des personnes plus en formes qu'eux pour manifester. Sauf que ces vieux mourront avant de pouvoir prouver leurs points de vue. Alors, je préfère ne pas les écouter. Ils n'en sauront rien. Et puis, je ne les aime pas trop, les vieux. Je ne parle pas de l'âge, un chiffre ne dit rien sur une personne. C'est ceux dont le cynisme grommelle avoir tout connu, tout vu, et que la guerre d'Indochine on n'y répondait pas présent, qu'on ne sait pas que les émissions étaient meilleurs en noirs et blancs, que je n'apprécie pas. Etre vieux, c'est avoir décidé de fermer son esprit.

Dans les choses que je n'aime pas, je peux citer les lundis aussi. Un peu parce que mes parents sont morts ce jour de la semaine, évidemment, puis qu'on reprend l'école. Le réveil est sacrément difficile. Mais j'évite de me plaindre puisque dormir, je n'aime pas non plus. Je n'ai pas envie de passer pour un rabat-joie, de ressembler aux vieux.

Simplement, je trouve que la vie est trop courte pour l'utiliser à rester immobile sur un lit. Du coup, j'essaye de me coucher le moins possible. A la place, je vagabonde après le couvre-feu avec la discrétion d'un voleur né. Je traverse des couloirs propres, si propres qu'il m'arrive de me persuader que j'ai laissé des traces de pas derrière moi, et qu'avec ma pointure, des agents me retrouveront et me placeront en camp de détention pour mineur. Certes, il n'y a pas de raisons suffisantes pour m'incarcérer mais les innocents finissent toujours pas être emprisonnés. Je suis jeune mais je sais que c'est ainsi que la société fonctionne. Ou alors je suis paranoïaque. On l'est facilement quand on est seul. C'est l'un des effets secondaires de la solitude. Tout me portait à croire, depuis ma rencontre avec Andy, que je n'allais plus être victime de ces effets très longtemps.

Je devinais aussi un changement dans l'atmosphère. On pouvait le sentir si on passait l'odeur des boulangeries dont les vitrines se découvraient, et au-delà de l'herbe coupé des squares. A l'aube de cette journée, sur le pavé parisien, une évidence m'apparaissait. La roue était en train de tourner. Mais dans quel sens ?

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 01, 2017 ⏰

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