Le boulevard Montmartre baignait dans la chaude lumière du mois d'août. Les fiacres allaient et venaient et, sur les trottoirs parsemés d'arbres, les parisiens déambulaient sur le boulevard. Les robes qui s'y promenaient couleur pastel, parfois roses, parfois
vertes, étaient par la manche promenées au bras de sombres costumes entourant des hommes au maintien droit et au visage coupé par une large moustache. Au sein de ce défilé, seuls les tissus les plus colorés et, seuls les mieux coupés continuaient leur marche en quête de l'attraction dont on attendait la réouverture depuis bientôt plusieurs semaines.
Depuis quelques jours le bruit courait que le célèbre café Frascati avait été racheté par un certain Borel, propriétaire du Rocher de Cancale, qui connaissait alors un grand succès. On aimait y venir, après une Antigone, après la mort de Violetta dans les bras d'Alfredo, encore ému, le ventre noué, y souper et poursuivre l'ovation à table. Certains journalistes paresseux venaient s'assoir à une table de l'établissement et, tout en dégustant une sole normande, tendaient l'oreille en récoltant les avis éclairés des spectateurs les plus éminents sur la performance de telle ou telle actrice, les prévisions d'une révélation ou d'un déclin. Peut-être l'art culinaire a-t-il la capacité de dénouer les estomacs, où se plongent les lames affutées de la tragédie grecque, et de délier les langues réduites au silence durant la représentation.
Au début de l'été, un soir, alors que le restaurant était assiégé par les spectateurs de La vie parisienne qui se donnait alors au théâtre Déjazet, Borel avait annoncé qu'il reprenait le café Frascati et qu'il préparait pour l'occasion une surprise. Offenbach fut rapidement éclipsé et toute la soirée on jasa sur ce que l'homme pouvait avoir en tête. Les habitués du Rocher de Cancale allèrent trouver Borel en espérant connaitre la nature de ce mystère mais, ce dernier tenait bon et rétorquait que quand bien même son confesseur lui demanderait, il ne dirait rien. On s'interrogeait, on trépignait d'impatience et quand un jour un colonel prétendit connaitre ce dont il s'agissait, Borel, amusé, répliqua qu'il ne serait par conséquent pas invité. Car en effet, la publicité qui se faisait autour de la réouverture du café Frascati était assurée par les parisiens eux-mêmes. Lorsqu'enfin, les personnes les plus éminentes reçurent les premières invitations et que, dans les salons, celles-ci étaient brandies comme un ticket gagnant, les meilleurs faussaires tentèrent de reproduire les cartons d'invitations. Quelle fut l'étonnement des conviés lorsque le souvenir d'une chrétienté oubliée vint brutalement se heurter à l'impatience générale. Une date, une simple date devait provoquer un émoi, un tollé, dont Paris se souvient encore. Le 15 août, jour de la sainte vierge, devait accueillir la réouverture du café Frascati. Borel reçu la visite de hauts dignitaires, des hommes qui chacun à leur tour tentèrent de le raisonner. On imagine qu'il eut été possible à ces autorités d'interdire la réouverture qui venait perturber les processions et les cérémonies habituelles mais, le café Frascati, vieux de presque cent ans possédait à lui seul, disait-on, une partie de l'âme de la ville. Brider Frascati, cela eut été comme priver Paris de son droit inaliénable de manger à sa faim. Nombre d'exemples dans l'histoire de Paris démontrent la complexité de la situation et avec quelle habilité Borel avait manœuvré. Un mot lancé par une reine, un morceau de brioche resté en travers de
la gorge de la ville, avaient coûté la tête d'un roi et le sort d'un royaume. La susceptibilité parisienne n'a d'égale que son savoir-faire culinaire.
Ainsi, dans la tiédeur de la fin de journée d'août, le beau Paris se pressait vers le café Frascati. Le pavé était bruni par les traces d'encens laissées par les différentes processions. Par décret officiel de l'empereur, l'année 1846 avait célébré la sainte vierge le 14 août. Le noble cortège, composé d'officiers, de politiciens, de puissantes familles et de tout ce qui fait la richesse de ce pays, parvint à hauteur de l'établissement. Le grand tapis rouge qui s'avançait sur le pavé était bordé de parts et d'autres de citronniers et d'orangers qui diffusaient un subtil parfum. Derrière cette bordure fruitée, quelques curieux épiaient l'entrée du cortège dans les murs de l'établissement. Les convives passèrent le large portail en fer sur lequel était gravé des angelots portant aux lèvres des coupes et nageant parmi des fruits exotiques. L'entrée était recouverte d'une large coupole qui inondait le hall de lumière. En y pénétrant, on se découvrit et certaines femmes esquissèrent un signe de croix. Des statues de marbre tout droit sorties d'un temple grec étaient alignées de part et d'autre du hall. On avançait lentement dans cette atmosphère dont les couleurs chatoyaient l'âme. De larges rideaux pourpres, décorés de mousselines, caressaient le regard. Parfois des niches étaient creusées dans les murs avec en leurs creux, des tapisseries d'hommes ayant cédé à la gourmandise. On lisait la satiété dans leur regard. Des candélabres étaient allumés au fond du couloir et conduisaient à un large escalier plongé dans une étrange pénombre. Ils furent bientôt relayés par des bras tenant en leurs mains des chandeliers qui semblaient s'animer dans cette descente. Le cortège arriva enfin dans la salle principale. Plongé dans l'obscurité la plus totale, le cortège s'arrêta. On devinait que la salle devait être immense. Frascati avait changé. On se tassa dans la grande salle. Disposés comme une armée, les convives patientaient pour quelques manifestations de la part de Borel. Il régnait un silence religieux. Une puissante lumière se révéla dans le fond, mais celle-ci était braquée contre un écran opaque. Sur cet écran opaque, une ombre se dessina. Tel un esprit, sa forme semblait glisser sur le sol, et progressivement, ses formes devinrent plus nettes. Il semblait que sur une large robe, formant comme un dôme, reposait une autre sphère, un buste rond, le tout couronné d'une tête. A travers son voile, la chose semblait fixer l'assistance. La forme devint distincte et dans la salle, des messes basses se firent au sein de l'assistance. Généreuse, voluptueuse et ample, la forme qui avait une taille humaine, provoqua chez certains messieurs une fine torsion de la moustache. « Qu'est-ce donc ? », « Borel vous êtes un coquin ! ». L'ombre de Borel se dessina. Surgissant de derrière la chose, passant devant l'écran, il s'inclina et salua les convives. Passant sa main sous sa grande veste, il en sortit un poignard avec lequel il déchira le tissu.