Au tintement du carillon

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Des pas résonnent sur les pavés. Ils sont bien audibles, il est trop tôt pour qu'ils soient camouflés par le brouhaha ambiant qui s'élève lorsque le soleil est haut dans le ciel et que la grande place du centre-ville se remplit peu à peu de monde. Un bruit de clé retentit dans la serrure, suivi du tintement d'un petit carillon. Le gérant de la papeterie vient d'arriver.

Il écarte les mèches blondes qui cachent son visage et referme la porte derrière lui. Il inspire profondément, il aime sentir le parfum du papier à dessin fraîchement sorti et l'odeur des cartes postales toutes neuves. Il allume la lumière et contemple un instant son magasin coloré par les centaines de feutres et de crayons étalés dans les rayons.

Ensuite, il tourne la petite pancarte sur la porte, celle qui indique que la papeterie est désormais ouverte. Pendant qu'il déballe un nouveau carton de fournitures, il entend le carillon résonner dans la boutique. Un grand sourire s'étale alors sur ses lèvres et il relève la tête dans la direction de sa première cliente :

- Bonjour, marmonne-t-elle.

- Bonjour, bienvenue ! C'est pour du papier ou des pinceaux cette fois-ci ?

- Hm, les deux.

La nouvelle arrivée balaie la pièce du regard avant de s'arrêter sur le coin où sont rangées les toiles, non loin du matériel de peinture. Elle aussi, les mèches blondes qui lui caressent le visage semblent la gêner, alors elle en replace une derrière son oreille et se dirige d'un pas routinier vers son espace préféré.

Le gérant la suit du regard, amusé par cette jeune fille qui a pris l'habitude de lui acheter régulièrement ses fournitures de peinture. Sa petite robe estivale de couleur blanche ondule sur ses jambes au rythme de ses pas, le gérant détourne les yeux et reprend le déballage de son carton.

Elle est arrivée un matin habillée d'une chemise à carreaux dont les manches étaient relevées jusqu'aux coudes, les bras multicolores et des tâches de peintures s'étendant jusque sur son pantalon. Le gérant l'avait regardé d'un drôle d'oeil. Il l'avait salué, mais n'avait pas obtenu de réponse. Elle avait observé le magasin un moment, puis s'était élancée vers les tubes de peinture. Elle avait pris cinq tubes de bleu acrylique et les avait posé devant le gérant d'un geste brusque.

Visiblement, la jeune femme avait besoin de bleu en grande quantité. Il s'était gardé de toute remarque, se contentant de lui annoncer la somme qu'elle lui devait.

Ils n'avaient rien dit de particulier, et mis à part le manque de politesse de l'artiste, ce début de matinée n'avait rien eu de mémorable. Pourtant, le gérant en a toujours gardé une impression étrange et indéfinissable. C'était comme si une brise marine s'était faufilée dans son magasin, comme si le bleu acheté par la jeune femme avait envahi l'atmosphère. Cette rencontre a marqué le gérant. Telle la photographie d'un polaroïd qui capture le temps, le gérant se souvient de cet instant comme s'il avait eu lieu la veille.

Depuis, l'artiste revient régulièrement, que ce soit pour lui acheter de nouveaux pinceaux ou des toiles vierges emballées dans le plastique, embaumant cette odeur de neuf dont il se délecte tant. Le gérant a pris la délicieuse habitude de ses visites quelques minutes après l'ouverture, avec ce même air renfrogné qui témoigne du fort tempérament de la jeune femme.

Avec le temps, les langues ont fini par se délier, les regards ont fini par s'attirer. De jour en jour, la peintre s'adoucit et se montre plus réceptive au sourire du gérant qui la réchauffe davantage que les rayons du soleil d'été. De jour en jour, le gérant sent son cœur palpiter plus vite dans sa poitrine dans l'attente du tintement du carillon qui lui indique l'arrivée de la peintre sibylline dont il aimerait découvrir les secrets.

- Au fait, je viens de recevoir de nouvelles aquarelles ! Avec du papier de première qualité, en plus de ça. Ça vous intéresserez ?

Le gérant se sent transpercé par les deux perles bleues qui le dévisagent un instant. La jeune femme vient de déposer quelques tubes de peinture sur le comptoir, mais l'étincelle qui brille dans son regard prouve que les propos du gérant ne l'ont pas laissée indifférente.

- Montrez-moi.

Le gérant hoche la tête et contourne la caisse pour ouvrir en grand le carton qu'il n'a pas fini de déballer. Au fond de ce coffre au trésor enroulé de Gaffer se trouvent une pile de carnet au papier spécial pour l'aquarelle ainsi que des palettes en métal et des sets de pinceaux aux poils bruns et touffus qui se finissent en une fine pointe. La jeune femme observe ces fournitures d'un air émerveillé, comme si elle voulait plonger à l'intérieur du carton et s'y noyer.

- Je me doutais que ça vous plairait, lui dit le gérant non sans fierté. Au fait, vous avez terminé le tableau de la dernière fois ? Je me demande ce que vous peigniez pour avoir besoin d'autant de bleu.

- Le tableau de la dernière fois... répète-t-elle, le regard toujours rivé vers le carton. Je peignais la mer.

Le gérant hausse les sourcils.

- L'océan n'est pourtant pas la porte à côté.

- Je sais. Mais j'aime représenter ce qui n'est pas là. J'aime apporter aux gens ce qu'ils n'ont pas.

La peintre continue de fixer le matériel d'aquarelle, le gérant continue de fixer ses doux cheveux blonds retenus en chignon derrière sa tête.

- C'est une jolie façon de peindre, commente-t-il.

L'artiste hausse les épaules.

- Nous avons tous un désir qui s'apparente à ça. Vous aussi, n'est-ce pas ? Vous avez forcément envie de quelque chose que vous ne pouvez obtenir. C'est ce que je peins.

Le gérant se contente d'acquiescer, pensif. Il réfléchit en silence à la question de la peintre. Son regard glisse sur ses cheveux joliment coiffés, sa nuque légèrement courbée et son dos dénudé. Puis il détourne les yeux en sentant ses joues se réchauffer. Il ne dit rien pour ne pas mettre mal à l'aise l'artiste, mais il y a bien quelque chose qui pourrait correspondre à un désir hors de portée.

Mais pour le représenter, il faudrait que la jeune femme réalise un autoportrait...

Au tintement du carillonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant