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LA LUNE avait beau être ronde et lumineuse, les nuages la protégeaient de ce terrible spectacle. Et s'il y avait bien eut la neige, si blanche qu'elle semblait produire sa propre luminescence, il y avait aussi le sang qui ne cessait de se propager, traçant ses racines pour se nourrir de la moindre trace de vie.

Toutes les conditions étaient réunies : l'épaisse étendue de neige, la pleine-lune, les vents glacials, et les petites tâches écarlates qui se dispersaient tout autour de la paroisse.

Il y en avait un, juste ici, qui se faufilait entre les chaumières endormies, Ealyr en était persuadée. Non pas à cause de cet hurlement qu'elle avait entendu bien avant d'arriver, qui en avait fait fuir son destrier, un lycanthrope ou un loup aurait pu produire le même chant.

Elle entendait un faible vrombissement, elle sentait une légère vibration qui résonnait contre les murs, un grognement dont la fréquence ne remuait jamais. Il n'y avait qu'une seule créature dont la haine ne se taisait jamais.

Le cœur-vide.

Ealyr avait cesser de penser que les cœurs-vides n'étaient que des légendes, elle savait qu'ils étaient aussi réels que les autres monstres. Elle empoigna fermement la poignée de son épée et posa son pied dans un tas de neige rouge. Le sceau était brisé.

Elle s'enfonça à pas de loup dans les rues du village, vide. La poudreuse craquait sous ses bottes, la pointe de son fourreau y traçait un fin sillon. Elle se sentait absorbée, emportée dans un monde parallèle où tout serait dépourvu de vie. Cela avait quelque chose d'apaisant. Mais ce qui l'étonnait vraiment, c'était l'absence de mares de sang et de cadavres.

La chasseuse restait méfiante, la tempête grognait toujours. Il était là, quelque part, là où elle ne le voyait pas. Elle devait attendre que son museau perce les bourrasques enneigées, attendre qu'il repère sa chaleur parmi ce monde enneigé.

Le silence se fissura. Un cri strident fractura le ciel. Une seconde, et il n'y avait déjà plus rien.

Ealyr ne réfléchit pas, elle s'élança à corps perdu dans la neige, face au vent, ignorant la mort. Elle dégaina son épée, lame qui scintilla sous quelques rayons de lune volatiles. Elle suivait les empreintes, ces immenses sillons qui s'étiraient comme les traces que laissaient les golems. Elle suivait les traces, qui devinrent tâches, puis flaques, puis mares rouges ruisselantes sur la neige, les murs, les fenêtres.
Elle stoppa sa course et brandit son fer droit devant elle lorsque la poudreuse n'était plus qu'un immense amas de flocons de sang. Ses yeux verts s'écarquillèrent, son souffle s'arrêta, ses pieds se gelèrent sur place.

Le temps se figea dans la glace de l'hiver. Rien ne pouvait atteindre le cœur-vide, pas même le temps. 

La bête ne bougeait pas, complètement immobile. Elle laissait le vent se faufiler dans sa fourrure, la lune caresser son corps, les flocons couver son dos.

Ealyr ne pouvait plus détacher son regard. Elle était envoûtée, hypnotisée.

Un corps immense, à peine plus petit qu'une chaumière, un dos voûté par un menhir invisible, des pattes avants colossales, des jambes fines et élégantes, une tête de loup, des yeux aveugles, pâles, vides. Un cœur-vide lui faisait face, dans toute sa splendide horreur.

Un cadavre pendait de sa gueule, le visage défiguré par la terreur. Son sang dégoulinait de part tous les orifices, cherchant à rejoindre les autres rivières écarlates. Il n'était plus humain, il n'était plus que morceau de chaire broyée, arrachée. 

Ealyr retrouva son souffle.

Le cœur-vide claqua sa mâchoire en un craquement sinistre, le cadavre se répandit de part et d'autre de ses énormes pattes. La tempête ne grognait pas plus fort dans sa gorge, il n'y avait pas une seule once d'appétit, ou bien d’agressivité dans ses yeux pâles et vides, seulement un concentré de haine pure. Éternelle.

Il s'approcha de quelques pas, traînant son corps sur quelques centimètres en geignant. Ealyr réagit comme un éclair. Elle s'élança sur le monstre, l'épée tendue, la pointe vers le cœur.

Il eut un son, bref et tranchant, un lourd fracas, avant que le silence ne retrouve son trône.

Ealyr haletait, les poings serrés sur la poignée, le cœur battant, le corps tremblant. Elle sentait la lame vibrer contre les faibles contractions du cœur perforé, le souffle glacial du monstre caresser son visage tel une brise prête à s'envoler. Sous son fer se trouvait un cœur-vide qui n'avait même pas tenté de la déchiqueter.

Elle osa regarder son visage.

Du sang ruisselait le long de ses babines, de ses crocs, de ses narines. Ses yeux mis-clos étaient encore plus pâle, sa tempête plus fulminante et chaotique. Et pourtant, elle décela un profond sentiment de sérénité qui s'échappa de son âme pour fermer ses paupières.

Elle se figea lorsque que, de la gorge de la créature, s'échappa autre chose qu'un grognement. Un murmure. Faible. Sincère.
Le cœur-vide posa sa main près de la lame d'Ealyr et laissa le vent emporter son dernier soupir.

- Merci...








Le cœur-vide Où les histoires vivent. Découvrez maintenant