Les Arrachés

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Tansiani, Province de Jaarta.

Il m'épiait. Je le sentais. Cet homme me suivait depuis ma descente du Jaabur, à l'entrée du grand marécage. Je le sentais. Il n'était pas qu'un simple voyageur. Il me suivait à mon insu jusqu'à lors, à présent malgrès moi. Je ne savais tout simplement pas encore pourquoi.

Je pressais le pas, zigzaguant entre les passants de l'étroite venelle. Les étals fleurissaient sur ma gauche, entrecoupé d'une échoppe à l'auvent coloré. Cet homme m'avait déjà presque bousculé la veille. Je l'avais esquivé, de justesse. Mon regard furetait dans les parages, à sa recherche. À droite, les eaux du Marécage semblaient plus sombres encore que durant la traversée. Plusieurs babioles s'exposaient à même le sol. Une foule se pressait au milieu. Je remarquais des bambins s'extasiant devant une bijouterie, un colporteur près d'une taverne. Je me perdis dans la contemplation d'un tissu bariolé amarylis.

Telak aurait dû me rejoindre à Kalifa au nord des grandes falaises, sauf que je n'avais eu aucune trace de lui depuis la traversée de la frontière. Je détestai être autant à découvert. Dans cette petite ville marchande, chaque geste, chaque indice pouvait m'être fatale. Les Libellules étaient partout. Ces envoyées du Roi n'avaient besoin que d'une faille pour découvrir le secret de ma mission. Et ce n'était vraiment pas le moment de tout foirer, j'y avais mis tellement de temps.

J'avais dû affronter tellement de choses ! J'avais dû me battre à armes inégales contre les protecteurs du Masque. Les griffures sur ma peau me rappelaient l'ardeur du combat. J'avais dû traverser par deux fois les chutes mortelles du Rengo, perdant de fidèles compagnons. La grande forêt que nous avions traversée était pleine de dangereux embûches, des ornières de la taille d'un ravin ! Nous avions affronté la faim et j'avais dû me battre par deux fois contre la maladie. Ce Masque valait peut-être notre clé d'un premier Sanctuaire ! Nous nous étions donnés tant de mal pour nous le procurer.  Ce n'était pas pour le céder ensuite à nos adversaires !

Mais je m'énervais seule. Où  était Telak ? Qu'était-il advenu de lui ? Fut-il capturé ? Tué ? Excédée, j'allais pour quitter le marché lorsqu'un homme retint mon attention dans la foule. Je lui lançai mon regard le plus noir, reconnaissant en ses pupilles ambres celles qui m'épiaient depuis une semaine. Espion ! Cria ma conscience. Je me contentai d'une joute du regard, en guise d'avertissement, et me fondit dans le brouhaha de la foule. Je souris : s'il me suivait, je l'avais très certainement semé.

Rentrant à l'auberge par des chemins détournés, j'en profitai pour analyser l'homme en question. Grand, maigre, vif du mouvement. Un massiry d'après ses tatouages tribaux. Un Néréyé même. Je souris de plus bel : mes connaissances des tribus du royaumes me rendaient imbattable à ce jeu d'identification.

Au moins maintenant je pouvais me permettre de le mettre dans un sac. Ou pas tout à fait. L'erreur était possible. Me débarrasser de lui sans connaître son mobile n'était pas une solution. Ce n'était  peut-être, après tout, qu'une grossière coïncidence. Il se pourrait qu'il ne soit qu'un voyageur lambda suivant un itinéraire commun au mien. Quoi qu'il en soit, je décidai de ne plus attendre mon compagnon. Il s'était peut être fait fauché par ces satanés Libellules, et n'avait pas pu rejoindre le point de rendez-vous, voilà tout ! Mais qu'est ce qui m'avait pris de le laisser repérer tout seul ? Cet idiot devra se débrouiller en solitaire !

La prudence était de mise. Je n'avais pas droit à l'erreur. De toute façon, Kamara, notre chef, ne pardonnerait jamais un échec de ma part.

                   ■

Je poussais la porte de ma chambre, attentive au moindre bruit. Plongée dans l'obscurité, la pièce sentait le renfermé et la moisissure des pilots vétustes. Les propriètaires l'avaient probablement construit sur le modèle Cassandre, résistant aux intempéries mais pas aux assauts du temps. Je me glissai à l'intérieur et, boudant la lumière du jour déjà tamissée par les ramifiactions des marécages, allumait une grosse bougie. Je préférai, et de loin, l'immensité de la savane à l'humidité des lieux. Trop de renfermé pour moi ces mois-ci ! J'avais vraiment mérité de rentrer revoir ma famille.

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