Tremblement

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TREMBLEMENT


Mes yeux sont clos. Il n’est pas encore l’heure. Impossible. Pas déjà ! Et pourtant au travers de mes paupières je perçois la lumière du jour. Je sens comme des vibrations parcourir toute la lassitude d’un corps qui peine à quitter sa torpeur. Le lit ne bouge pas vraiment mais quelque-chose me traverse, une onde, un grondement ininterrompu. Je le ressens autant que je l’entends. Encore un de ces tremblements de Terre. C’est au moins le dixième ce moi-ci. A chaque fois j’ai cette impression étrange et désagréable qu’il s’annonce par un souffle et que je suis la seule à le percevoir.
Attendre ! Attendre encore un peu ! Voler quelques minutes de sommeil. Ne pas s’affoler inutilement. Si ça se trouve, ce n’est qu’une petite réplique. Dans moins d’une minute tout sera terminé. Je pourrai me rendormir.
Je suis sur cette île depuis dix mois à peine et je réagis déjà comme eux. L’habitude érode tout. Elle vous lasse de tout et vous éloigne de vos instincts.

Le grondement est maintenant plus fort, mais je ne sens toujours pas le lit bouger. Il y a longtemps qu’il aurait du se taire et surtout, il ne vient jamais seul. Quelque-chose cloche !
Il est temps que j’ouvre les yeux. Mon cœur vient de s’accélérer brutalement et je me suis assise presque d’un bon sur le rebord du lit.
La pièce baigne dans une lumière pâle d’une blancheur inhabituelle. Elle pénètre insidieusement par tous les orifices de cette vieille bicoque. Une ruine de tôles et de bois clouté mise gracieusement à ma disposition par le père Somone, le temps disait-il que je me retourne, que je refasse ma vie avec un type bien, que j’oublie ce qu’il m’a fait subir. Je veux parler de ce fils de pute, Benclays. Celui-là au moins, on en entendra plus jamais parler et c’est bien fait pour sa gueule. S’ils savaient ?
Tout est à sa place. Pas une des croûtes et autres bondieuseries n’a bougée de l’emplacement exact où elle se trouvait. Sur le demi-bidon métallique qui me sert de table de nuit, l’eau qui emplie mon verre reste placide. Le grondement est toujours là. C’est flippant. Je vais quand-même pas sortir à poile ?
Si putain, faut qu’je me casse et vite ! Ça Pue dehors. Une odeur de caramel cramé se mêle à l’humidité ambiante. J’arrache le drap et le sers contre ma poitrine. Le salaud est toujours là. Il gronde encore, mais la lumière commence à se tamiser, elle s’estompe. Je cours vers la porte d’entrée, percutant au passage le petit jésus ou plutôt sa croix, une énorme poutre en bois d’Eucalyptus recouverte de goudron que l’Abbé a récupéré quand ils ont changé les vieux poteaux téléphoniques du village. Je crois que j’ai l’ongle arraché. C’est ça ! Retourné, putain. Le sang pisse par terre et lui, il me regarde avec ses yeux de chien battu pour bien me rappeler que j’ferais mieux de pas me plaindre.
C’est con, j’ai jamais cru en Dieu, mais chaque-fois que je vois ce pauvre type sur sa croix, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce que ces salauds lui ont fait endurer. Les épines, les clous dans les mains et la lance dans le bide. C’est comme si je les sentais pénétrer mes chairs. L’image de mes tripes se vidant et tombant au sol s’impose brusquement à mon esprit. Aussitôt chassée, mais c’est trop tard. Encore une de ces pensées obsédantes. Elles ne me quittent plus depuis quelques semaines. Pas là peine de chercher pourquoi ! Y a rien à voir de ce côté. J’ai décidé de tirer une croix là-dessus et je m’y tiendrai. Il le mérite pas.
Pourtant, j’ai du mal à décrocher mon regard de ce morceau de plâtre. Il a du hurler à la mort le gars. J’peux pas croire qu’il soit resté stoïque ! Personne peut supporter un tel supplice. Benclays lui, il a pas pu s’empêcher de brailler comme le sombre porc qu’il a toujours été. De minuscules taches de sang lui ont giclé au visage. Une constellation de points rouges sur le plâtre ébréché. Il en a même un peu dans l’œil. Ça suinte. On dirait qu’il pleure. Ça le rend plus pathétique mais aussi, plus réel, presque vivant.
Le bruit vient de cesser ! D’un seul coup ! La luminosité est plus que jamais étrange, orangée. Elle a retrouvé de son intensité. Les rayons irradient au travers des interstices, découpant au laser les lattes de bois bleu nuit de la porte d’entrée. Le drap traine sur le sol. Il s’imprègne un peu plus de mon sang à chaque pas effectué en direction de cette maudite porte. Il me faut maintenant l’ouvrir.
Ça a l’air si simple.

L'Ange de TiroukaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant