MERCENAIRE

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J'ai fini par l'ouvrir. Derrière y avait rien. Rien d'inhabituel à part ce type, une connais-sance de Somone. Je le vois souvent trainer par ici mais je ne lui avais encore jamais adressé la parole.

Il se tenait debout sur le capot d'une de ces vielles caisses qui jonchent les bords de route de cette île pourrie. Cent pour cent d'humidité et une chaleur étouffante, de jour comme de nuit. En moins d'un an elles disparaissent sous la végétation et puis elles restent plantées là jusqu'à ce que leur chassie tombe en miette. z'en on rien à foutre. Je me demande même s'ils ne finissent pas par trouver ça joli à la longue. De temps en temps y a un frigo, un matelas ou une ma-chine à laver enchevêtrée dans les branchages. Il y a beaucoup de choses qui me choquent ici, mais ça, je crois bien que jamais ça ne me semblera naturel. Comment peut-on mépriser à ce point un tel joyaux. Cette île est sublime et il ne la regardent même plus.

Il paraissait figé. Son regard ne décrochait pas de l'horizon.

— Qu'est-ce que vous foutez ! C'était quoi ce bruit ?

— Vous ne voyez donc pas ?

— Que devrais-je voir ?

Ce jour là, il n'y avait pas un soleil, mais trois. Deux énormes sphères irradiant une in-tense lumière blanche s'enfonçaient lentement dans l'océan. Ce n'est qu'en suivant son regard que je finis par comprendre. Elles se positionnaient dans l'axe exact du soleil levant, se fondant dans sa traine rouge-orangée pour lui donner des teintes plus froides, presque glaciales. Elles habillaient la mer d'une robe inhabituelle.

— Ils viennent d'arriver.

— Qui-ça, ils ?

— Je ne sais pas. Deux gigantesques tâches lumineuses ont d'abord traversé l'atmosphère à une vitesse folle. Ensuite, elles ont ralenti jusqu'à paraître quasiment immobiles. Et maintenant elles plongent dans l'océan. Encore quelques secondes et elles disparaî-tront.

— Et ce grondement ?

L'homme ne répondit pas.

Il ne subsistait déjà plus qu'un fin trait bleu argent soulignant l'horizon sous les feux de cette grosse boule encore rougeoyante. Un soleil lascif et généreux qui bien souvent nous accable et que nous autres îliens, fuyons der-rière de lourds rideaux bariolés, volets, per-siennes et jalousies, attendant qu'il se couche pour envahir ruelles et coursives à la recherche d'un semblant de fraîcheur.

Aujourd'hui je l'implore de briller, de brûler ma peau. De ne surtout pas disparaître, ni même faiblir, ne serait-ce qu'un court instant, avant que le danger ne soit définitivement écarté.

Puis il se retourna. Ses yeux vitreux suin-taient et larmoyaient. Ils se zébraient de stries rouges. Le sang commençait à envahir le blanc de ses globes oculaires. A l'évidence, il ne percevait de moi qu'une ombre, une vague silhouette qu'il parvenait difficilement à identifier.

— Vous vous êtes brûlé les yeux, on dirait.

— J'ai du mal à voir votre visage ! Tout est floue. Vous êtes Elsa, la petite protégée du père Somone ?

— C'est exact !

— Donnez-moi la main ! Il faut partir à présent.

— Et où comptez vous aller au juste ?

— Le plus haut possible.

— A quoi bon ! lui répondais-je, résignée.

— Le volume de ces engins est tel que le niveau de l'eau montera inévitablement. Ils le savent ! C'est sans doute pourquoi ils ont ralenti à ce point leur descente.

— Et Somone ?

— Il est parti dans la nuit au chevet de sa fille. C'est trop tard pour lui.

— Pas question ! Je le laisse pas tomber comme-ça !

Il esquissa un léger sourire de compassion tandis que je tournais la tête pour regarder en contrebas, le petit village aux toits de tôles multicolores.

— N'y pense pas ! Ya aucune chance d'arriver à temps. Ils vont tous mourir d'ici quelques minutes. Sans attendre plus long-temps, il se jeta au sol, pliant encore un peu plus les tôles du capot avant de rejoindre l'asphalte et de me saisir par le bras. Tirons nous maintenant ! J'ai besoin de toi !

Ses yeux papillonnaient en tous sens. Il n'y voyait plus rien. Je sentais son souffle à l'odeur détestable frapper mon visage. Il fallait pourtant que je l'aide. C'était un de ces mercenaires en déroute. Le père Somone recueillait quelque fois ce genre de type. Un sacerdoce à l'égard des brebis égarées. Après tout, j'étais l'une d'elles, moi aussi, et c'est ce qu'il aurait fait sans hésiter. Il m'aurait traîné jusque là-haut, au péril de sa propre vie. Je lui devait bien ça au vieux.

D'un mouvement bref et énergique je l'invitais à retirer au plus vite ses salles pattes de mon avant bras.

— OK ! à partir de maintenant, on se tutoie, mais t'avise jamais plus de poser ne serait ce que le petit doigt sur ma peau.

Je ne sais pas exactement ce qu'il voyait mais j'étais complètement nue sous ce drap taché de sang.

— Attends moi ici ! Je dois récupérer un truc à la case et je reviens te chercher.

— Je viens avec toi !

— Pas question !

Il me tendait la main mais déjà, ma foulée s'allongeait. Mes pieds percutaient le sol à une cadence militaire. Je venais d'abandonner mon drap sur le bitume encore humide. J'avais en ligne de mire l'entrebâillement, la gueule entre-ouverte de mon taudis. Plus que quelques mètres et je m'engouffrerai, peut-être pour la dernière fois, derrière cette porte. Fini la planque. Il fallait maintenant vivre, ou plutôt, survivre et à ce petit jeux, mieux valait ne pas flancher, ne pas abaisser sa garde. Je sentais pousser mes griffes à mesure que montait en moi une rage violente et sourde, mue par l'instinct. Elle me propulsait, me redonnait corps, étouffant ma peur et noyant mes souvenirs, mes états d'âmes et toutes ses turpitudes qui faisaient jusqu'ici partie de mon quotidien. Hier n'était déjà plus.

Passé le tsunami et ses effets dévastateurs sur les côtes, il me faudrait encore fuir, me terrer, attendre, attendre et observer, en tâchant de ne pas me faire repérer. Deux choses que je savais faire comme personne, moi, la fugitive, l'exilée. Mais une fois encore, j'étais fermement décidée à me battre, faire pisser le sang et les tripes jusqu'à ce que la vie ne m'abandonne totalement.

L'Ange de TiroukaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant