Le bout du monde

On dit souvent que dans un voyage, ce qui compte n'est pas sa destination, mais bien tout le chemin qu'on a parcouru. Et il m'a bien fallu de longues heures pour atteindre cette côte abandonnée. Sur cinq kilomètres à la ronde au moins, il n'y avait pas âme qui vive. Les gens étaient sans doute partis puisque le soleil se rangeait peu à peu sous l'horizon, remplaçant la joie chaleureuse du jour par un calme serein. 
J'étais donc seul avec l'océan.
On peut y passer toute sa vie, mais on ne pourra jamais apprendre à le connaître. D'abord, pour le connaître, il faudrait pouvoir en dessiner la fin, et ainsi savoir tout ce dont il est capable. L'océan ne nous regarde pas le moins du monde : sa puissance déferle et se retire tour à tour depuis des temps immémoriaux, sans qu'on ne connaisse un être capable de l'arrêter. Enfin, et il me semble que c'est la chose la plus forte, le grand large garde jalousement tous ces secrets. N'est-ce pas là raison d'être des tempêtes les plus effroyables de certains jours ? Ce mystère vaut bien la disparition de quelques marins.
Alors je suis là, moi, insignifiant, devant ce ballet éternel de la vague et de l'écume. Je regarde la marée qui avance inexorablement sur la côte à chaque minute, comme le temps sur les vies. Dans mon égarement béat, je me surprends à me demander ce qu'il y a au bout de tout cela. La Nature me répond, toujours fidèle à elle-même : derrière la vague que tu vois, il y en a une autre qui t'apporte une nouvelle question. Et cela, pour toujours. Une telle frustration ne provoque qu'un désir de savoir plus violent. En ce soir d'été, je commence à éprouver l'envie de me laisser emporter par la marée, voire de me jeter dans ce courant, simplement pour communier avec cette éternité insondable. Mais ma biologie faible et imparfaite me rappelle que cette étendue azur n'est que d'eau et de sel. Que je le souhaite ou que je le rejette ardemment, la marée avance déjà sur moi.