C’est dans un cri strident que je quitte le Royaume des souvenirs aussi douloureux soient-ils, pour retrouver ma triste chambre. Les murs en pierre emprisonnent la chaleur du soleil et m'empêchent de me réchauffer, les lourds rideaux noirs ne permettent pas aux rayons de m’atteindre et d’empoisonner ma peau, le sol de ma cellule est froid et poreux. Les nombreux trous dans le carrelage abîment mes souliers et mes pieds.
Je ne porte qu’une simple robe de chambre, seul vêtements m’étant autorisé avec ma longue robe grise. Les couleurs et tenues coûteuses sont destinées à mes belles-soeurs et je ne suis qu'une servante dans les yeux de ma belle-mère.
Les harpies dépensent à leur guise l’argent de mon défunt père tandis que je meurs à petit feu comme leur esclave, pour elles je ne suis rien de plus qu’une orpheline naïve et condamnée à mourir avant de pouvoir réellement vivre. Mes mains deviennent moites et se resserrent sur elles-mêmes afin de contrôler ma colère.
Le vent souffle en harmonie avec l’énervement que je ressens au fin fond de moi. Je retire le seau d’eau installé sur ma chaise -si l’on peut décrire ainsi un rondin de bois aussi inconfortable que le tas de foin qui me sert de lit et je m’asperge le visage du liquide glacé. Mon regard se dirige vers le panier en osier près de ma couchette.
Les différentes et luxueuses étoffes appartenant à mes belles-sœurs y sont entassées et je dois les rafistoler avant que le démon ne vienne ouvrir la porte de ma chambre. Je pourrais très bien m'en occuper en même temps que mes autres tâches, mais j'aime coudre avant de goûter à la mince liberté qu’est ma promenade jusqu’à la cuisine. L’aiguille entre dans le tissu et ressort, le fil violet à ma disposition recouvre avec merveille le trou béant créé par Constance et mes pensées s'échappent.
Après la mort de Mère, son amie Yvonne et ses deux filles sont venues vivre avec Père et moi. À cette époque, nous avions tous deux besoins de soutien, les matinées sans la présence de notre lumière nous étaient insupportables. Nous avons vécu ainsi pendant quatre ans ensemble, et sans crier gare, pour mon dixième anniversaire, père annonçait son mariage avec elle.J’ignore encore comme tout cela est arrivé, il ne lui a jamais manifesté un intérêt particulier, rien qui ne laissait présager un mariage ou même de l’amour.
Peut-être ne se sentait-il pas capable d'élever seul son enfant. J’aurais préféré qu’il n’en fasse rien et qu’il ne laisse pas ce démon habiter notre demeure. La mort de maman l'avait brisé, mais ce n'est que des années après son remariage qu'il perdit le contrôle. Il avait cessé de se nourrir, il ne quittait plus son bureau et refusait de me voir. Après sa mort, j'ai prié le ciel pour que je le rejoigne afin que notre famille soit à nouveau réunie. Malheureusement, le destin n’a pas eu l’air de vouloir m’accorder mon souhait.
Des années de prières au vent et aux étoiles n’ont rien changé, j’ai donc cessé d’espérer, s'il y avait une chose dont j'étais certaine, c'est que le Destin ne répondrait jamais à mes souhaits. Mes prières sont maintenant pour que père et mère continuent de vivre leur amour dans l'au-delà.
C’est une douleur physique qui me rappelle à moi, l’épingle à coudre à profiter de ma distraction pour s’enfoncer dans mon doigt, le liquide rouge fait son apparition sur ma peau et ma respiration s’accélère à la vue de celui-ci, les crampes d’estomac me tordent de l’intérieur, mon front dégouline, mes yeux restent fixés sur une paille décorant le plancher, et la faim s’empare de moi.
Si je me concentre sur autre chose alors j'arrive à canaliser un minimum la douleur, si je ne le fais pas alors elle devient tellement intense que j'en perds régulièrement connaissance. J’enroule vulgairement mon doigt dans un vieux tissu et me lève de mon rondin pour me positionner devant la porte, elle va bientôt s’ouvrir.Mon corps est prisonnier de cette cage froide, mais mon esprit lui vagabonde bien au-delà des murs de ce domaine, il s’évade et parcourt le monde extérieur afin de me rapporter des souvenirs sur lesquels me raccrocher lors des jours sombres
Enfin, la porte de ma chambre est ouverte. Je recule comme à mon habitude de trois pas et fixe la personne en face de moi, elle m'examine comme le ferait un fermier avant d'abattre sa bête. Son regard s'arrête sur mon doigt ensanglanté et ses sourcils se froissent.
— Immonde.
Ma respiration s'accélère à nouveau, je resserre les dents et plante mon regard dans le sien.
— Ce n'est que du sang. La seule chose immonde dans cette pièce se trouve en face de moi.
Son visage est fermé, impassible. Cette femme est la plus cruelle que je connaisse.
— Ton repas t'attend. Une fois terminé, tu prépareras notre petit-déjeuner et t'attellera à tes tâches.
Malgré tout ce qu'elle m'a fait subir, je suis incapable de sortir de cette pièce sans ses instructions. Je m’élance dans une course à travers les couloirs des vestiges de mon foyer. De nombreux changements sont apparus depuis la mort de Mère, les rideaux ne laissent plus entrer le soleil. Mon régime alimentaire lui aussi n’est plus le même, mon existence entière est dépaysante.
De son vivant, Père avait l’habitude de me préparer différents mets adaptés à ma nouvelle alimentation, il était le seul à avoir l’air préparé aux changements de mon corps. Mais depuis sa disparition, la nourriture que j’appréciais tant est remplacée par une recette insipide de biscuits secs qu'Elle prépare spécialement pour moi.
Une fois le couloir sombre traversé, je rejoins la cuisine pour préparer le petit-déjeuner familial et calmer ma faim avec les biscuits m’étant destiné. Je prends mon temps, cette cuisine est le seul endroit à l'intérieur du domaine qui me fait me sentir en liberté, personne pour me surveiller.
Je peux faire ce qui me plaît, danser, rire, sauter et courir. Ce ne sont que des exemples d'activités que je me refuse. La joie ne fait plus partie de ma vie, je n’ai ni l’envie de tourner ou de m’esclaffer. Le repas est terminé, en une heure, j’ai pu préparer tout ce que je souhaitais, les chanceuses vont avoir la chance de déguster un potage de légumes avec du lard, accompagnés d'œufs et de fruits frais.
L’odeur chatouille mes narines, je sais que mes préparations seront à leurs goûts, mais l’envie ne s’empare pas de moi en visionnant les différents mets. Mon corps ne m’envoie aucun signal, la faim ne se manifeste pas malgré l’odeur alléchante qui envahit la cuisine, et qu’est-ce que j’aimerais pouvoir avaler autre chose que l’insipide biscuit d’Yvonne.
Mon heure de liberté interne est terminée, il faut que je rejoigne mes quartiers, car d’autres corvées m’attendent pour la journée. Il faut encore que je lave les vêtements sales et la vaisselle de la veille dans un bac d’eau et je ne dois pas oublier de faire les poussières, nettoyer les chambres des harpies et laver le sol du domaine.Le reste de mes tache se font à l’extérieur, il faut donc attendre que la lune pointe le bout de son cratère. Je vais pouvoir sentir le vent sur mon visage, la fraîcheur de l’herbe sous mes pieds et sentir le délicat parfum de l’arbuste de Mère.
Elle avait pour habitude de me conter les histoires entourant cet arbuste vieux de plusieurs siècles. Si je me souviens bien, le Séné est responsable de la naissance et de la mort d’une toute nouvelle espèce, il est protégé par la famille royale qui le considère comme un arbre sacré, depuis l'histoire de La Divine, quatre autres arbres sont apparus sans le Royaume, l'un d'eux est dans notre jardin.
Ma connaissance sur le sujet n’est pas assez aboutie pour savoir si ce n’est qu’une simple fable ou la vérité. J’aurais cependant bien du mal à croire que toute cette histoire soit vraie, après tout, comment un simple arbuste peut-il être responsable de la naissance d’une nouvelle espèce ?
Finalement, peut m'importe si tout n'est qu'invention, mon devoir est de veiller sur ce buisson vert, orné de fleurs jaunes. Cet arbre est mon héritage.
Son branchage danse au gré du vent nocturne et sous l’étincelle de mon amie la lune, les fleurs d’or tombent au sol et disparaissent dans l’ombre des feuilles.
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Le Bal du Séné
VampirgeschichtenChaque goutte de sang est une souffrance. Une douleur qui lui broie l'estomac. Une odeur âcre qui lui brûle la gorge. Atteinte de maux inconnus et dépendante de sa belle-mère tyrannique, Esen ne s'imagine aucun avenir. La possibilité de vivre à l'e...