La vue de ce carnet raviva quelque chose à l'intérieur du vieil homme, il lui murmurait les souvenirs d'une époque qu'il croyait longtemps oubliée. Il prie le carnet et l'ouvrit sur une page au hasard, ses yeux scrutant ses mots couchés sur le papier jaunâtre ; il lut un passage.
« C'était une sorcière, de sa voix elle jetait un enchantement sur tout ceux qui se trouvaient dans son antre, cette pièce mal éclairée où étaient attablés plusieurs individus qui ne faisaient pas le moindre bruit ; ils ne le pouvaient. Quand la sorcière chantait, elle subjuguait tous les clients du bar, les touchait jusqu'à l'âme et ceux-ci ne repartaient qu'avec la certitude qu'ils n'entendraient plus jamais chant si beau. La sorcière travaillait dans le bar en tant que serveuse mais son rêve était de devenir chanteuse et d'envoûter des foules entières, mais pour le moment elle se contentait des quelques bougres qui fréquentaient son lieu de travail à l'atmosphère macabre et bien différente des grandes scènes qu'elle rêvait de côtoyer. Mais jamais le sourire ne la quittait car elle savait, que très bientôt le monde serait son antre ».
Le vieil homme resta un moment immobile les deux genoux au sol, la tête rejetée en arrière, comme en transe, plongé dans une avalanche de souvenirs et de nostalgie.
Cette histoire qu'il avait écrite était inspirée d'une réelle femme, elle datait de l'époque où il rêvait de devenir auteur à succès. La lire à présent que sa vie avait pris un tout autre tournant, qu'il se trouvait là au milieu de cartons de pizzas éparpillés au sol, tout seul, fit naître en son esprit une pensée, une question : l'a-t-elle fait? Très vite il sut que cela deviendrait une obsession, qu'il devait savoir et que cela le rongerait jusqu'au bout sinon; il prit sa décision puis se dirigea vers la porte où son manteau reposait.
***
Il lui avait fallu deux heures de trajet sur sa vieille moto pour se rendre à sa destination. Il la rangea dans une ruelle que les lampadaires peinaient à éclairer, sans plus d'égard. Il ne se faisait pas le moindre souci pour son vieux taco, il n'attirait l'œil d'aucune personne mal intentionnée, au mieux un regard désolé en pensant à l'individu qui devait se le trimbaler, et puis il était le seul à savoir le faire démarrer. Il s'en éloigna après avoir décroché le parapluie qu'il avait emporté avec lui ; la météo avait prévue une averse ce jour-là et même s'il était presque 10h du soir il ne prenait pas de risques.
Le vieil homme s'avança vers l'une des bâtisses qui bordaient la rue où il se trouvait, la porte de bois vernie de rouge, l'enseigne lumineuse représentant une choppe de bière pleine à ras bord, le moindre détail avait été conservé comme dans ses souvenirs d'il y a 22ans, et il se demandait s'il la verrait quand il passerait la porte, comme autrefois. Il secoua la tête pour chasser cette idée saugrenue, elle devait être aussi vieille que lui à présent et être partie depuis un moment ; mais une certaine appréhension demeura dans un coin de son esprit lorsqu'il entreprit de passer la porte grinçante du Bar.
Dès que le vieil homme referma la porte il fût assailli par une musique bruyante qui émanait d'un Juke-box au fond de la salle. Il scruta les clients du bar, des commerciaux revenant du boulot, quelques vieux qui jouaient aux cartes autour d'une table et une bande de jeunes avec des dégaines de motards, rien qui attirait son attention en particulier.
Au comptoir un jeune homme munis d'un tissu à l'apparence douteuse l'observait en nettoyant des chopes . Le vieil homme se rapprocha de lui et le questionna « Y a pas de serveuses dans ce bar ? ».
Le barman continua de récurer sa chope en verre l'air de rien, comme s'il n'avait rien entendu. Le vieil homme poussa un soupir en réalisant que certaines choses ne changeaient jamais. « Une pinte » dit-il à l'adresse de son interlocuteur qui devint tout de suite plus conscient de sa présence et entreprit de verser dans la chope qu'il tenait, un liquide jaunâtre et mousseux. Il posa la pinte sur la table devant le vieil homme et lui adressa enfin la parole.
« On n'a pas de serveuses ici. Pour ces trucs là faudra aller à la rue d'à côté, si t'as de quoi payer Carla s'occupe de toi le vioc.» dit-il visiblement victime d'un malentendu quant aux intentions du vieil homme, malentendu que ce dernier ne jugea pas utile de corriger. Ayant obtenu la réponse à sa question il se leva de la chaise, posa un billet sur le comptoir et se dirigea vers la sortie sans toucher à sa commande.
Dehors il s'était mis à pleuvoir et le vieil homme poussa un bruit de gorge suffisant, déploya le parapluie qu'il se trimballait et entreprit de rejoindre sa moto, l'esprit bouillonnant de pensées. Elle n'y est plus. Logique après autant d'années. Elle a réussi, j'en suis sûr. Elle doit avoir réussi, elle était si douée, si belle.
Il l'imaginait grande célébrité dans un monde qui n'était pas le sien et bien que cela l'emplissait de joie, il eut un léger pincement au cœur ; lui il avait échoué.
Il rejoignit la ruelle où était garée sa moto qu'il trouva où il l'avait laissée, mais à côté d'elle se trouvait une présence inattendue. Une jeune femme, adossée à l'un des murs de la ruelle, se protégeant de la pluie. A sa tenue très révélatrice et aguicheuse, qui exposait ses longues jambes enroulées dans ses collants filés, et ses seins à peine cachés, il sut qu'il s'agissait de la fameuse Clara.
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Une histoire d'amour
General FictionUne vie monotone, une promesse qui prend la poussière, un carnet oublié et l'espoir d'une lumière au bout du tunnel d'une autre.