Chapitre 6 - La bénédiction du hasard

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Aaron | eliodestrez

Je suis loin de me sentir à l'aise et lui parler de mon propre chef me paraît impensable. Je vis cet instant comme un scénario que je construis avant de m'endormir : être un rêveur implique d'apprendre à voler à tout moment.

Ses mots font échos en moi. Je me remémore l'histoire de ce manga et l'évolution de chacun de ses personnages.

Eren...

Un malaise se répand dans mon corps dès que j'entends son nom. Je me suis identifié à lui si souvent, alors qu'il était le protagoniste arrogant et pénible que je détestais au début. C'est son obsession pour redresser l'injustice qui m'a permis de tisser des liens avec lui. Et pire, au fur et à mesure que je découvrais l'histoire, j'avais la sensation de placer un visage sur le démon qui dort en moi. Depuis, j'ai un sentiment terrifiant qui me parcourt les veines ; celui qui me met en garde, qu'un jour, peut-être, moi aussi, je succomberais à ma folie la plus dévastatrice.

— Tout serait plus facile si l'on pouvait rentrer dans la peau de quelqu'un d'autre, prononcé-je, quasiment à voix basse.

J'inspire un grand coup, en toute discrétion, c'est la première fois que je suis effrayé à l'idée de m'identifier à un tel personnage. Seule sa voix me ramène à la réalité et m'oblige à la regarder ranger la pile de livres à ses côtés.

— C'est à ça que servent les livres, s'évader un instant, sortir de notre corps pour devenir le héros de l'histoire, prendre son courage, changer pour être ce que l'on désire au plus profond de nous.

Un grand sourire apparaît sur mes lèvres sans que je sois en mesure de le contrôler. Il s'agit, sans aucun doute, de la chose la plus réconfortante que j'ai entendue depuis longtemps. Pendant une minute, j'ai l'agréable sensation de flotter sur un nuage, mais celui-ci chute lorsque ses derniers mots retentissent.

« C'était toi, n'est-ce pas ? »

Mon corps s'engourdit dès la première syllabe. Avec tout cela, j'avais complètement oublié l'histoire disgracieuse qui nous unit. J'ai l'impression de redevenir un voyeur, un pervers de la souffrance et le recul que je prends ne fait que trahir mes pensées. Je suis sur le point de m'excuser et de partir lorsqu'elle me coupe la route et anticipe mes intentions.

— Je suis navrée que tu aies assisté à ça. Je me suis laissée submerger par mes émotions et j'ai craqué, je n'en reviens pas d'avoir fait ça dans la rue.

Je l'arrête dans sa lancée.

— Ne sois pas désolée, c'est moi.

Je ne me défile jamais devant des excuses. Le monde peut bien me reprocher mon asociabilité, cependant, il m'est improbable d'être quelqu'un d'autre que moi-même. Et pour cela, j'ai besoin d'être aussi proche de ma vérité que possible. Je passe mon temps à fuir la société, seulement, les yeux dans lequel je viens de plonger – les siens – me paraissent familiers, tel un foyer où je peux me sentir chez-moi.

Théa.

Ce corps à la surface lisse, mais au cœur mutilé, porte donc un nom. Les pulsations de mon organe vital s'alourdissent et me ramènent à mes mauvais tocs d'anxiété. Je sens que si elle découvre mon nom, rien ne pourra jamais nous dissocier. Accueillir quelqu'un dans sa vie n'est pas une chose anodine, il faut de bonnes tuiles, des murs stables et un feu assez chaud pour être un hôte de qualité. Ma maison est-elle assez solide ou, au contraire, est-ce que je vis dans un château de cartes qui menace de s'écrouler au moindre soupir ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir à ce que je peux lui prodiguer qu'elle tente de m'offrir une issue. Une porte que je ferme dans le but d'en ouvrir une autre à la hâte.

— Aaron. Je m'appelle Aaron.

*

« La vie est un très long chemin qui réserve parfois des surprises inattendues, un petit rien vous fait apparaître le rayon de soleil que vous attendiez. » C'est ce qu'a dit un jour Michaël Alain.

Les surprises de la vie, je les attends depuis des décennies, me semble-t-il. Et pourtant, il se pourrait qu'elle ait décidé de me donner un coup de pouce. Ce matin, je me suis levé avec un espoir qui est une nouvelle fois parti en fumée. Sur mon chemin d'injustice et de colère, un oiseau est tombé du nid, juste à mes pieds. Cela s'est passé sous mes yeux, sans que je l'aie demandé ou attendu ; la branche s'est cassée et l'œuf dans lequel l'oisillon était chaudement enveloppé s'est brisé. N'est-ce pas là l'enseignement de la vie ? Que les sentiers les plus difficiles à parcourir sont, en fin de compte, seulement des raccourcis vers la lumière ? N'est-ce pas ce que nous attendons tous ? D'être vus dans le moment le plus délicat qu'il soit, d'être mis à nu sans que nous ayons à le faire et, malgré tout, être aimé et accepté tel que nous sommes ? Sans peau ni chair. Les gens veulent seulement croire ce qu'ils voient, ils exigent des preuves, peu importe la situation. Par contre, ils espèrent tous trouver ce qu'ils ne seront jamais capables de tenir entre leurs mains : l'âme.

On ne peut voir l'âme, on la ressent. Nous ne pouvons pas fournir de preuves ni même escompter diagnostiquer cela. Il est nécessaire d'avoir une foi inébranlable en elle pour entrevoir la possibilité qu'elle se révèle à nous. La difficulté de l'âme résulte du fait qu'elle nous impose une seule et unique règle, la plus délicate pour l'homme : celle de croire en soi. Parfois, il arrive que nous placions plus d'espoir chez quelqu'un d'autre qu'en nous-même, et nous avons cette merveilleuse opportunité de rencontrer une infime partie de son âme. Une portion d'elle, dont elle ne sait rien et qui nous caresse durant une fraction de seconde.

J'appelle ça : la bénédiction du hasard.

L'odeur du café moulu m'enivre le nez et le brouhaha dans lequel nous nous sommes immiscés me semble, maintenant, n'être qu'un bruit de fond à peine audible. Elle me parle des livres qui ont marqué sa vie, elle se reconstruit à coup de citations retenues et d'histoires d'aventure, d'amour et d'amitié. Mais moi, mon visage déposé au creux de ma main et un sourire jovial au coin des lèvres, je ne vois que ses ailes, auparavant étouffées, se déployer dans son dos, prêtes à prendre leur envol.

Et ça, ce petit rien, est le rayon de soleil que j'attendais.

FIN <3

Iηѕιɗє мєOù les histoires vivent. Découvrez maintenant