04 - Elea

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On a essayé de la convaincre d'aller voir son père, avant que le calmant ne le plonge dans un profond sommeil. Elea a tenu bon, et a même rétorqué qu'elle espérait que le profond sommeil serait aussi long que celui de la Belle au Bois Dormant. Son grand-père n'a pas apprécié, mais il n'a rien dit. À la place, il l'a serrée contre lui en lui murmurant que tout irait bien, ce qui n'a fait qu'énerver Elea plus encore.

— Arrête de mentir ! a-t-elle sifflé, furieuse. Ça ne va pas, ça n'ira pas mieux, et tu le sais !

Il a soupiré. Elea a eu l'impression qu'il se dégonflait, comme les ballons d'hélium. Son grand-père avait l'air beaucoup plus vieux, soudain.

— Tu pars, demain ? a-t-elle demandé.

Il n'a pas le choix. Examens médicaux. Elea n'en sait pas plus, et ça l'inquiète terriblement. D'abord sa mère, puis son père, et maintenant... maintenant, son grand-père, aussi ? Va-t-elle vraiment perdre tous ceux qu'elle aime ? Seule dans sa chambre, recroquevillée dans son lit, dans le noir, elle se repasse la soirée. L'impression que quelque chose cloche. La maison vide. Les chaussures de son père qui ne sont plus là. La silhouette sur la falaise, près du bord, si près du bord. La course pour aller chercher du secours, alors qu'elle prie pour arriver à temps. Dominica qui rattrape son père de justesse. Son père, enroulé dans des couvertures, pleurant sur le canapé. Et puis la fuite, la course dans la nuit, sous la pluie, et Maelan, Maelan qui la rattrape. Sans lui...

Elea ferme les yeux pour retenir ses larmes. Si elle continue à pleurer autant, on finira par la confondre avec une serpillère.

— Non, je vais annuler mon rendez-vous, je ne peux pas te laisser seule avec ton père, a répondu son grand-père.

Elea lui a lancé un regard terrifié.

— Tu dois y aller ! a-t-elle paniqué. Papy, s'il y a quoi que ce soit...

Il l'a regardée, les yeux brillants de larmes. Ils feront deux belles serpillères, tous les deux.

— Je vais me débrouiller, a promis Elea. Je surveillerai papa.

Surveiller papa. Comme si ça n'aurait pas dû être l'inverse.

— Ma puce, je ne peux pas...

— S'il te plaît, papy. S'il te plaît.

Les larmes ont débordé, elle les a essuyées d'un geste vif. La voix étranglée, elle a ajouté :

— Je ne veux pas te perdre toi aussi...

Elea ferme les yeux, s'accroche machinalement aux draps. Elle se sent lentement sombrer dans le sommeil.

Lorsqu'elle en émerge, le jour n'est pas encore levé. La jeune fille se lève. Elle enfile un sweat et sort de sa chambre sur la pointe des pieds. Il y a de la lumière sous la porte de celle de Maelan, il doit être réveillé.

Sans un bruit, Elea se glisse au bout du couloir. Elle entrouvre la porte et s'introduit à l'intérieur. La gorge serrée, elle regarde son père, immobile, pâle dans ses draps. Le calmant doit toujours faire effet, il ne se réveille pas. Elea n'ose pas s'approcher. Elle est toujours en colère, et après un dernier regard lourd d'angoisse et d'amertume mêlées, elle fait demi-tour.

Elle ne veut pas le voir, et encore moins lui parler. Pieds nus, elle fait le chemin en sens inverse. La porte de Maelan est entrouverte, cette fois-ci, et il lui semble percevoir des paroles.

— Arrête de me regarder comme ça. Et pousse-toi ! Qu'est-ce que tu me veux, d'abord ? Fiche-moi le camp !

Un miaulement plaintif lui répond et Elea, sans réfléchir, entre dans la pièce.

— Ancre, laisse-le tranquille !

Maelan sursaute, tandis que le chat, avec son pelage d'un noir d'encre, tourne vers elle un regard désabusé. Elea s'agenouille sur le sol, et attend qu'il la rejoigne. Elle le prend dans ses bras, le serre contre elle, enfouit son visage dans son pelage doux. Finalement, elle lève les yeux vers Maelan pour le saluer.

Contrairement à elle, il est déjà habillé de pied en cape. Prêt à partir, sans doute.

— Bien dormi ? s'enquit-il, plus pour faire la conversation que parce qu'il s'en inquiète.

Elea acquiesce, et ajoute :

— Merci, pour hier.

L'homme hoche la tête. Il a les cheveux ébouriffés, de la même couleur que le pelage d'Ancre. Elea détaille ses chaussures épaisses, la polaire qu'il porte, son pantalon usé.

— Je vous présente Ancre, dit-elle en désignant le chat.

Maelan grimace. Il note qu'elle est repassée au vouvoiement.

— Personne ne t'a jamais dit que les chats noirs portent malheur ?

Elea ne peut retenir un petit rire.

— Vous êtes superstitieux ?

— Bien sûr que non !

Elle hausse un sourcil, il soupire.

— Je n'aime pas les chats, voilà tout.

La jeune fille ne sait que répondre.

— Je m'apprêtais à partir. Tu remercieras ton grand-père pour moi ?

— Vous partez ? répète Elea.

Elle baisse les yeux. Son grand-père ne sera probablement pas levé avant quelques heures. Son père dort, comme la Belle au Bois Dormant, et elle préférerait plonger dans le port qu'aller lui parler. Aujourd'hui, pourtant, elle sera seule avec lui. Comme si elle pouvait veiller sur lui, elle qui n'est même pas une raison suffisante pour qu'il reste en vie ! Son cœur s'emballe, Elea tente de ne rien en montrer. Maelan, qui semble pourtant le comprendre, plie les genoux pour être à sa hauteur.

— Prends soin de toi, dit-il seulement.

Elea déglutit avec difficulté.

— Vous devez vraiment partir si tôt ? Vous ne pouvez pas attendre que mon grand-père se réveille ? Je ne veux pas être seule avec lui, chuchote-t-elle en désignant la porte de son père.

Maelan hésite.

— J'ai un entretien pour un travail, confie-t-il finalement. Je ne peux pas me permettre de le louper.

— Vous faites quoi, dans la vie ?

— Rien, pour le moment, c'est bien le problème. Mais si tout se passe bien, peut-être que j'aurai un travail dès aujourd'hui.

Il lui adresse un clin d'œil qui se veut réconfortant, mais qui ne l'est pas. Elea le détaille. Son père est toujours tiré à quatre épingles, Maelan ne lui ressemble absolument pas. Il est plus âgé, peut-être quarante-cinq ou cinquante ans. Il a l'air aussi fatigué que son père, mais son regard, d'un bleu profond, brille de vie.

Son père, ces derniers temps, a plutôt le regard d'un poisson mort.

— Mon grand-père pourrait vous aider à trouver du travail. Il a beaucoup de relations.

— C'est gentil, Elea, mais je vais m'en sortir, ne t'en fais pas.

Elle ne s'en fait pas. Elle suit simplement le plan qui se dessine dans son esprit.

Maelan a besoin d'un travail, probablement d'argent aussi.

Elle ne veut pas rester seule avec son père.

— Je peux vous demander une faveur ? questionne-t-elle prudemment.

Maelan a l'air vaguement agacé, mais finit par acquiescer. Elea lâche Ancre et s'élance dans le couloir en courant.

— Attendez-moi là, je reviens ! Attendez-moi !

Tous les phares de nos cœurs [Sudarenes Éditions]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant