Il était une heure quand nous quittâmes Lauriston Gardens. Je suivis Sherlock Holmes au bureau de poste le plus près. Il expédia une longue dépêche. Puis il héla un fiacre et donna au conducteur l'adresse de John Rance.
« Rien de tel que les renseignements de première main, dit-il. Mon opinion est déjà faite, mais il est prudent de chercher à tout connaître.
– Vous m'ahurissez, Holmes ! dis-je. Certainement, vous n'êtes pas aussi sûr que vous le prétendez de tous les détails que vous leur avez fournis.
– Pas d'erreur possible ! répondit-il. La première chose que j'aie remarquée en arrivant là-bas, c'est que les roues d'une voiture avaient creusé deux ornières près de la bordure du trottoir ; or, jusqu'à la nuit dernière, nous n'avions pas eu de pluie depuis une semaine ; par conséquent, les roues qui ont laissé une empreinte si profonde ont dû y passer la nuit dernière. Il y avait aussi la marque des sabots : le dessin de l'un d'eux était net ; le fer était donc neuf. Puisque le fiacre était là quand il pleuvait, et que, d'après Gregson, on ne l'a pas revu dans la matinée, il faut donc qu'il ait amené de nuit ces deux individus.
– Cela est simple, dis-je, mais la taille du meurtrier ?
– La taille d'un homme, neuf fois sur dix, se déduit de la longueur de ses enjambées. C'est un calcul assez facile, mais je ne veux pas vous ennuyer avec des chiffres. Les pas du meurtrier se voyaient dehors dans la boue, et, à l'intérieur, sur la poussière.Et j'ai eu un moyen de vérifier mon calcul. Quand un homme écrit sur un mur, il le fait d'instinct au niveau de ses yeux. Or, l'inscription était à un peu plus d'un mètre quatre-vingts du sol.Peuh ! un jeu d'enfant !
– Et son âge ? demandai-je.
– Eh bien, un homme ne peut pas être tout à fait vieux s'il enjambe facilement un mètre trente. C'était la largeur d'une flaque d'eau dans le jardin. Les chaussures vernies l'avaient contournées et les talons carrés l'avaient sautée. Il n'y a rien de mystérieux là-dedans. J'applique tout simplement aux choses de la vie quelques unes des règles d'observation et de déduction que j'ai préconisées dans mon article. Quelque chose vous intrigue encore ?
– Oui, les ongles, le Trichinopoli, amorçai-je.
– L'inscription sur le mur a été tracée par un index trempé dans du sang. J'ai pu observer à l'aide de ma loupe que le plâtre avait été légèrement égratigné autour des lettres, ce que n'aurait pas fait un ongle court. J'ai ramassé un peu de cendre éparpillée sur le plancher. Elle était sombre et feuilletée, comme ne peut en faire qu'un Trichinopoli. Je me suis livré à une étude spéciale sur la cendre des cigares ; j'ai même écrit une monographie sur le sujet ! Je me flatte de pouvoir reconnaître, d'un coup d'œil, la cendre de n'importe quelle marque connue de cigares ou de tabac.C'est justement dans ces détails qu'un détective compétent se distingue d'un Gregson ou d'un Lestrade.
– Et la figure haute en couleur ? demandai-je.
– Oh ! ça, c'est beaucoup plus hardi ! Mais je suis quand même sûr d'avoir raison. Ne me demandez pas d'explication pour le moment. »
Je passai la main sur mon front.
« J'ai le vertige. Plus on pense à cette affaire, plus elle devient mystérieuse. Pourquoi ces deux hommes, s'ils étaient deux, sont-ils venus dans une maison vide ? Qu'est devenu le cocher qui les a amenés ? Comment l'un a-t-il pu forcer l'autre à prendre du poison ? D'où provenait le poison ? Quel était le mobile du crime, puisque ce n'est pas le vol ? Comment une bague de femme est-elle arrivée là ? Et pourquoi avoir écrit le mot « Rache », avant de décamper ?J'avoue que je n'arrive pas à concilier ces faits. »
Mon compagnon eut un sourire approbateur.
« Vous avez résumé avec clarté et concision toutes les difficultés, dit-il. Il y a encore bien des points obscurs.Cependant, sur les principaux faits, j'ai mon idée. Quant à la découverte du pauvre Lestrade, c'était tout simplement une feinte ; en suggérant par là les sociétés secrètes, on a voulu lancer la police sur une fausse piste. L'inscription n'a pas été tracée par un Allemand. La lettre A, si vous avez remarqué, était écrite en gothique. Or, un allemand écrit toujours ses A en caractère latin. Nous pouvons donc affirmer à coup sûr que l'inscription a été faite, non par un Allemand, mais par un imitateur trop appliqué. C'était simplement une ruse pour engager l'enquête sur une mauvaise voie... Je ne m'étendrai pas davantage sur cette affaire, docteur ! Vous savez qu'un magicien perd son prestige en expliquant ses tours. Si je vous révélais toute ma méthode, vous penseriez qu'après tout, je suis un type très ordinaire.
– Je ne penserai jamais une chose semblable, répondis-je. Jamais personne ne saurait mieux que vous ériger en science exacte la recherche des criminels.
Mon compagnon rougit de plaisir. Autant de mes paroles que de l'enthousiasme avec lequel je les avais prononcées. J'avais déjà remarqué qu'il était aussi sensible à un compliment sur son art qu'une jeune fille peut l'être à une flatterie touchant sa beauté.
« Je vous dirai encore une chose, fit-il. L'homme aux chaussures vernies et l'homme aux talons carrés sont arrivés dans le même fiacre. Ils ont franchi ensemble l'allée, sans doute bras dessus, bras dessous. Une fois dans la chambre de devant, ils l'ont arpentée ; plus précisément, les talons carrés allaient et venaient, tandis que les chaussures vernies se tenaient tranquilles. J'ai lu tout cela dans la poussière. La longueur de plus en plus grande des enjambées indiquait aussi une surexcitation croissante. Je suppose que l'homme aux talons carrés parlait tout le temps, et qu'il s'est monté jusqu'à une rage folle. C'est alors que le drame a eu lieu. Je vous ai dit tout ce que je sais de science certaine. Le reste est hypothèses et conjectures. Nous avons un bon point de départ. Il faudra faire vite. Je veux aller au concert de Hallé, cet après-midi, pour entendre Norman Neruda. »
Notre fiacre avait filé à travers une longue suite de rues enfumées et de ruelles misérables. Dans la plus enfumée et la plus misérable, soudain il s'arrêta.
« Voilà Audley Court ! annonça le cocher en indiquant une étroite faille dans l'alignement des maisons de brique terne.Je vous attendrai ici. »
Audley Court n'était pas un lieu attrayant. Un passage exigu nous conduisit à un quadrilatère bordé de maisons sordides. Nous avançâmes avec précaution parmi des groupes d'enfants sales et à travers des rangées de linge déteint, jusqu'au numéro 46. La porte était ornée d'une petite plaque de cuivre sur laquelle était gravé le nom de Rance. On nous dit que l'agent était au lit et on nous fit entrer, pour l'attendre, dans un petit salon sur le devant.
Il apparut bientôt, l'air un peu fâché d'avoir été dérangé dans son sommeil.
« J'ai fait mon rapport au poste », grommela-t-il.
Holmes tira de sa poche un demi-souverain et, d'un air pensif, il le fit sauter dans sa main.
« Nous aimerions que vous nous en parliez.
– A votre disposition, monsieur, répondit l'agent, les yeux fixés sur le petit disque en or.
– Racontez-nous donc à votre manière ce qui s'est passé. »
Rance s'installa sur le canapé de crin et joignit les sourcils ; il paraissait bien résolu à ne rien passer sous silence.
« Je vais tout vous conter à partir du commencement. Je suis de service de dix heures du soir à six heures du matin. A onze heures, il y a eu de la bagarre au Cerf blanc ; mais, à part ça, tout était tranquille dans mon secteur. A une heure, il se mit à pleuvoir. J'ai rencontré Harry Murcher, celui qui a la ronde de Holland Grove. On a causé un peu ensemble, au coin de la rue Henrietta. Puis, à deux heures, peut-être un petit peu plus tard, je suis allé voir si tout était dans l'ordre du côté de Brixton Road. Il faisait joliment mauvais, je ne voyais pas un chat. J'ai vu passer un fiacre ou deux, je dois dire. Chemin faisant, je pensais, entre nous soit dit, qu'un gin chaud ferait bien mon affaire, quand tout à coup j'ai vu briller une lumière à la fenêtre de la maison. Pourtant c'était une des deux maisons inhabitées de Lauriston Gardens. Le tout dernier qu'a vécu là-dedans est mort de la fièvre typhoïde, rapport que le propriétaire n'a pas voulu faire assainir les fosses. Alors vous pensez si ça m'épatait de voir la fenêtre éclairée ! Tout de suite, j'ai pensé qu'il se passait quelque chose là. Arrivé à la porte...
– Vous vous êtes arrêté, puis vous avez regagné la grille du jardin, interrompit mon compagnon. Pourquoi ? »
Rance fit un sursaut violent et ouvrit de grands yeux.
« Eh bien, c'est la vérité, monsieur, fit-il. Mais comment vous savez ça ? Dieu seul le sait. Voyez-vous, quand je suis arrivé devant la porte, tout était si tranquille et si désert que je me suis dit que ce serait tout aussi bien si j'avais quelqu'un avec moi... Je ne crains rien de ce côté-ci de la tombe, mais j'ai pensé que c'était peut-être le type qu'est mort de la typhoïde qui revenait examiner les fosses ! Cette idée-là m'a collé la trouille. Alors j'ai rebroussé chemin pour voir si je ne verrais pas la lanterne de Murcher. Mais, de lui ni de personne, pas de trace...
– Il n'y avait personne dans la rue ?
– Pas âme qui vive, monsieur ! Pas même un chien. J'ai pris sur moi et je suis retourné à la maison. J'ai poussé la porte. Tout était silencieux là-dedans. Alors je suis entré dans la chambre où il y avait de la lumière. Une bougie brûlait sur la cheminée, une bougie de cire rouge. Et à la lueur de cette bougie, qu'est-ce que j'aperçois !...
– Cela, je le sais. Vous avez fait plusieurs fois le tour de la chambre et vous vous êtes agenouillé près du corps ; puis vous êtes allé au fond du corridor et vous avez essayé d'ouvrir la porte de la cuisine ; ensuite... »
Rance se releva d'un bond, tout ensemble effrayé et soupçonneux.
« Où étiez-vous caché pour voir tout ça ?s'écria-t-il. Vous m'avez tout l'air d'en savoir trop, vous. »
Holmes se mit à rire. Il lui jeta sa carte par-dessus la table.
« Ne me faites pas arrêter sous inculpation de meurtre, dit-il. Je suis un chien de chasse, je ne suis pas le loup !M. Gregson et M. Lestrade répondent de moi. Mais continuez. Qu'est-ce que vous avez fait ensuite ? »
Rance se rassit. Il ne paraissait pas trop rassuré.
« J'ai regagné la grille et j'ai sifflé. Murcher est arrivé avec deux autres.
– La rue était toujours déserte ?
– Pour ainsi dire.
– Comment cela ?
Un large sourire épanouit le visage de l'agent.
« J'ai déjà vu bien des types soûls, dit-il, mais des pafs comme ce gaillard-là, ma foi, non, jamais ! Quand je suis sorti, il était à la grille ; appuyé contre les barreaux, il chantait à s'époumoner. Il ne pouvait pas se tenir debout ;nous aider, encore moins !
– Quelle sorte d'homme était-ce ? »
John Rance parut ennuyé de revenir sur ce sujet à côté de la question.
« Un homme soûl comme il n'est pas permis d'être, répondit-il. Il se serait retrouvé en taule si nous n'avions pas été si occupés !
– Mais son visage, ses vêtements, ne les avez-vous pas remarqués ? interrompit Holmes avec impatience.
– Pour sûr que je les ai remarqués, parce que j'ai soutenu le type avec Murcher ! C'était un grand gaillard qu'avait la face toute rouge. Un cache-nez lui enveloppait la moitié de la figure...
– Suffit ! s'écria Holmes. Qu'avez-vous fait de lui ?
– On avait assez à faire sans nous en charger, dit l'agent en se cabrant sous le reproche. Je parierais qu'il a fini par rentrer chez lui.
– Comment était-il vêtu ?
– Il avait un pardessus brun.
– Et un fouet à la main ?
– Un fouet ?... Non.
– Il l'avait sans doute laissé, murmura mon compagnon. Ensuite, vous n'avez pas par hasard vu et entendu un fiacre ?
– Non.
– Prenez ce demi-souverain, dit Holmes en se levant. Je crains fort, John Rance, que vous n'ayez jamais d'avancement dans la police. Votre tête ne devrait pas vous servir seulement d'ornement.Vous auriez pu gagner les galons de sergent, la nuit dernière.L'homme que vous avez tenu entre vos mains est celui que nous recherchons ; c'est lui qui tient la clef du mystère. Inutile de discuter ; c'est ainsi. Partons, docteur ! »
Nous laissâmes notre informateur incrédule, mais évidemment mal à l'aise.
« L'imbécile ! dit Holmes avec amertume, pendant que le fiacre nous ramenait chez nous. Dire qu'il a eu une pareille chance et qu'il n'en a pas profité !
– Je ne vois pas encore clair, dis-je. Le signalement de l'ivrogne concorde bien avec l'idée que vous vous faisiez du meurtrier. Mais pourquoi serait-il retourné sur les lieux de son crime ? Ce n'est pas l'habitude des criminels.
– La bague, mon ami, la bague ! Voilà ce qu'il revenait chercher. S'il n'y a pas d'autre moyen de l'attraper, nous pourrons toujours appâter notre hameçon avec la bague. Je tiens mon homme, docteur ! Je parierais deux contre un que je le tiens !Il faut que je vous remercie. Sans vous, je ne me serais peut-être pas dérangé et j'aurais manqué la plus belle étude de ma vie. Une étude en rouge, n'est-ce pas ? Pourquoi n'utiliserions-nous pas un peu l'argot d'atelier ? Le fil rouge du meurtre se mêle à l'écheveau incolore de la vie. Notre affaire est de le débrouiller, de l'isoler et de l'exposer dans toutes ses parties.Et maintenant, à table ! Et ensuite, Norman Neruda ! Ses attaques et son coup d'archet sont magnifiques. Quelle est donc la petite chose de Chopin qu'elle joue si admirablement ? Tra la la lira lira la. »
Le limier amateur s'affala sur la banquette et se mit à chanter comme une alouette, tandis que je méditais sur la complexité de l'esprit humain.
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Sherlock Holmes: Une Étude en rouge
AdventureUne étude en rouge, est un roman policier d'Arthur Conan Doyle paru en 1887 dans le Beeton's Christmas Annual avant d'être publié en volume en 1888. Le roman raconte une enquête menée par le détective Sherlock Holmes, narrée par son nouveau compagno...