Il ne fallait voir aucune animosité à notre égard dans la résistance acharnée que notre prisonnier nous opposa. Convaincu de son impuissance, il nous sourit d'un air affable ; il souhaitait n'avoir blessé personne dans la bagarre.
« Je suppose que vous allez me conduire au poste, dit-il à Sherlock Holmes. Ma voiture est à la porte. Si vous voulez me détacher les jambes, je vous y mènerai, car je ne suis pas si léger qu'il y a vingt ans. »
Gregson et Lestrade se regardèrent, méfiants : cette proposition n'était pas de leur goût. Mais Holmes écouta le prisonnier et dénoua la serviette qui attachait ses chevilles.L'homme se releva, étendit ses jambes : il pouvait marcher. Je le regardai : jamais je n'avais vu un individu aussi solidement bâti. Son visage basané indiquait une énergie et une résolution aussi remarquables que sa force.
« Si la place de chef de police devenait libre, dit-il en regardant Sherlock Holmes avec une véritable admiration, elle ne vous irait pas mal ! La manière dont vous m'avez dépisté vaut toutes les recommandations.
– Accompagnez-nous donc ! fit Holmes aux deux détectives.
– Je sais conduire, dit Lestrade.
– Très bien. Vous, Gregson, venez avec nous à l'intérieur du fiacre. Vous aussi, docteur ; vous vous êtes intéressé à cette affaire ; suivez-la jusqu'au bout »
J'acceptai volontiers, et nous descendîmes tous ensemble. Notre prisonnier ne tenta nullement de s'échapper. Calme, il entra dans son fiacre où nous le suivîmes. Lestrade monta sur le siège, fouetta le cheval, et nous conduisit vite à destination. On nous fit pénétrer dans une petite salle. Un inspecteur nota le nom du prisonnier et ceux des hommes qu'il était accusé d'avoir tués. Cet officier au teint blême, à l'air flegmatique, remplit ses fonctions machinalement.
« Le prisonnier comparaîtra devant ses juges dans le courant de la semaine, dit-il. Monsieur Hope, avez-vous une déclaration à faire ? Mais je dois vous prévenir que nous noterons vos paroles, et qu'elles pourront être utilisées contre vous.
– J'ai beaucoup à dire, répliqua Jefferson Hope. Messieurs, je vais tout vous raconter !
– Ne feriez-vous pas mieux de garder cela pour le tribunal ? dit l'inspecteur.
– Il se peut qu'il n'y ait pas de procès, dit Hope. Ne sourcillez pas. Je ne songe pas au suicide. »
Il tourna vers moi ses yeux noirs et farouches.
« Vous êtes médecin, je crois ?
– Oui, répondis-je.
– Alors, posez votre main là », dit-il en souriant.
Il leva vers sa poitrine ses poignets liés par les menottes.
Je m'exécutai. Je constatai un extraordinaire battement de cœur.Sa poitrine tremblait et frémissait comme la cloison d'une frêle construction secouée par une puissante machine en marche. En l'auscultant dans le silence, j'entendis siffler et bourdonner sourdement.
« Eh bien, dis-je, vous avez un anévrisme de l'aorte.
– Oui, c'est ce qu'on m'a dit, répondit-il placidement. J'ai été voir un docteur la semaine dernière. Et il m'a dit que ça éclaterait sous peu. Ça empire depuis des années. J'ai attrapé cela dans les montagnes de Salt Lake où j'ai souffert du froid et de la faim. Mais ma tâche est accomplie : je suis prêt à partir.Tout de même, je voudrais bien m'expliquer avant. Je ne veux pas qu'on se souvienne de moi comme d'un vulgaire assassin. »
L'inspecteur et les deux détectives devaient-ils le laisser raconter son histoire ? Ils en discutèrent non sans vivacité.
« Docteur, me demanda enfin l'inspecteur, croyez-vous qu'il y ait un danger imminent ?
– J'en suis sûr !
– Alors, notre devoir est clair ; dans l'intérêt de la justice, il nous faut recueillir sa déposition. Vous pouvez parler, monsieur ; mais je vous préviens encore une fois que nous enregistrons vos paroles.
– Avec votre permission, dit Hope, je m'assieds. Cet anévrisme me fatigue beaucoup, et la lutte de tout à l'heure ne m'a pas arrangé ! J'ai un pied dans la tombe. Et je n'ai aucune raison de mentir ! Tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai. L'usage que vous ferez de mes paroles, ça m'est égal. »
Jefferson Hope se renversa sur sa chaise et commença son récit.Il parla d'une manière calme et méthodique, comme s'il se fût agi de choses assez ordinaires. Je peux garantir l'exactitude du compte rendu qui suit ; je l'ai confronté avec les notes de Lestrade qui avait tout pris en sténo.
« Peu vous importe pourquoi je haïssais ces hommes. Je vous dirai seulement qu'ils étaient coupables du meurtre de deux personnes, le père et la fille, et qu'ils l'ont payé de leur vie.C'était un crime trop vieux pour que j'en appelle à un tribunal quelconque. Mais, comme je savais qu'ils étaient coupables, je décidai que je serai, à moi tout seul, le juge, le jury et le bourreau. Si vous avez du cœur au ventre, vous auriez agi comme moi.
« La jeune fille était ma fiancée il y a vingt ans. On la maria de force à Drebber ; elle en mourut, le cœur brisé. Je fis glisser l'alliance du doigt de la morte, et je me jurai de la mettre sous les yeux de son bourreau au moment de sa mort. Elle lui rappellerait son crime et il saurait pourquoi je le punissais. Je portais l'alliance toujours sur moi. J'ai cherché ce misérable et son complice à travers les deux continents. Enfin, j'ai pu les joindre. Ils avaient cru que je me fatiguerais, mais ils se sont trompés. Si je meurs demain, ce qui est probable, je mourrai content : ma tâche est faite et bien faite. Ils sont morts tous les deux de ma main. Il ne me reste plus rien à espérer, ni à désirer.
« Ils étaient riches et j'étais pauvre : il m'était difficile de les suivre. Quand j'arrivai à Londres, je n'avais plus le sou. Je me mis en quête d'un emploi. Conduire un cheval ou une voiture est pour moi une chose aussi naturelle que de marcher.J'allai donc chez un loueur qui m'employa. Chaque semaine, je devais remettre tant à mon patron. Le surplus était pour moi.C'était peu, mais je m'arrangeais pour joindre les deux bouts. Le plus difficile, c'était de m'orienter. Quel embrouillamini, Londres ! J'avais un plan sous la main cependant ; quand je sus bien situer les gares et les principaux hôtels, cela commença à marcher. Je mis un certain temps à trouver le domicile de mes deux gentlemen. Je cherchai, cherchai... Ils étaient logés dans une pension à Camberwell, sur l'autre rive. Là, ils étaient à ma merci. J'avais une barbe : ils ne pouvaient pas me reconnaître. Je voulais les pister jusqu'au moment favorable.J'étais bien décidé à ne pas les laisser s'envoler ! Oh !ils ont été bien près de le faire ! Pourtant, j'étais continuellement sur leurs talons. Parfois, je les suivais à pied ; d'autres fois, avec mon fiacre. Cette manière était la meilleure : alors ils ne pouvaient pas me semer. Ce n'était que tôt le matin et tard le soir que je pouvais gagner quelque chose. Je commençais à être en dette à l'égard du patron, mais ça m'était égal. La seule chose qui comptait était que je mette la main sur mes bonshommes. J'avais affaire à des gens rusés. Ils avaient sans doute peur d'être suivis, car ils allaient toujours ensemble ; et, la nuit tombée, ils ne sortaient plus. Je les suivis avec mon fiacre quinze jours durant, et jamais je ne vis l'un sans l'autre. La moitié du temps Drebber était ivre, mais Stangerson veillait. J'avais beau les guetter, jamais l'ombre d'une chance ne se présenta. Je ne me décourageai pas. Quelque chose me disait que l'heure de la vengeance approchait. Ma seule crainte était que ce truc dans ma poitrine n'éclate un peu trop tôt, et que je n'aie pas le temps d'agir.
« Enfin, un soir que j'allais et venais sur Torquay Terrace – leur rue – je vis un cab s'arrêter à leur porte. On le chargea de bagages ; puis Drebber et Stangerson montèrent et la voiture démarra. Je fouettai mon cheval et je les suivis de loin. Peut-être allaient-ils quitter Londres ? J'étais inquiet. Ils descendirent à la gare d'Euston. Je confiai mon cheval à un gamin et je les suivis sur le quai. Ils se renseignèrent sur l'heure des trains pour Liverpool. Un train venait justement de partir. Il n'y en aurait pas d'autre avant quelques heures. Stangerson parut très fâché de ce retard et Drebber content. J'étais si près d'eux, parmi la foule, que je pouvais entendre ce qu'ils disaient. Drebber avait une petite besogne à terminer ; il demanda à Stangerson de l'attendre : il ne serait pas long. Son compagnon lui rappela qu'ils étaient convenus de ne jamais se séparer. « Il s'agit d'une affaire délicate, dit Drebber, je dois être seul pour la traiter. » La réponse de l'autre m'échappa. Mais Drebber se mit à jurer ; entre autres, il rappela à son compagnon qu'il n'était que son employé. Il n'avait pas d'ordre à recevoir de lui, n'est-ce pas ? Le secrétaire le laissa partir. Il se contenta de demander qu'il le rejoigne à l'Holiday's Private Hotel, au cas où il manquerait le dernier train. Drebber répondit qu'il serait à la gare avant onze heures, et il partit.
« Enfin, mon jour était arrivé ! Mes ennemis étaient en mon pouvoir. A deux, ils pouvaient se protéger, mais, en se séparant, ils se livraient eux-mêmes. Pourtant, j'évitai toute précipitation. Mon plan était déjà arrêté. On ne savoure pas sa vengeance si la victime n'a pas le temps de reconnaître son juge ni de savoir par qui elle est frappée et pourquoi. Je m'étais arrangé pour bien faire comprendre au criminel qu'il expiait son péché.
« Le hasard me servit : quelques jours auparavant, un monsieur qui venait de visiter des appartements dans Brixton Road avait laissé tomber dans ma voiture la clef d'une de ces maisons.Le même soir, on me réclama cette clef. Mais j'avais eu le temps d'en relever l'empreinte et d'en faire exécuter une semblable.Ainsi, je possédais un endroit où agir librement, sans crainte d'être dérangé. Le problème était d'y amener Drebber.
« Sur son chemin, Drebber s'arrêta dans deux tavernes ; dans la dernière, il resta plus d'une demi-heure.Quand il en sortit, il titubait ; il était à moitié noir. Un fiacre passait. Il lui fit signe. Je le suivis de près : le nez de mon cheval à un mètre du sapin. Nous traversâmes le pont Waterloo et nombre de rues ; puis nous nous trouvâmes, à ma grande surprise, devant la pension de Drebber. Je ne pouvais pas m'imaginer pourquoi il retournait sur ses pas. Je stoppai ma voiture à environ cent mètres de là. Il entra dans la maison ;sa voiture partit... S'il vous plaît, donnez-moi un verre d'eau. J'ai la gorge sèche. »
Je lui tendis un verre qu'il vida d'un trait.
« Ça va mieux, dit-il.
« Donc, j'attendis. Un quart d'heure s'écoula. Soudain, un bruit de lutte : on se battait dans la maison. Peu après la porte s'ouvrit brusquement et deux hommes apparurent : Drebber et un jeune que je n'avais jamais vu. Le type tenait Drebber au collet ; parvenu aux marches, il lui donna une bourrade et un coup de pied qui l'envoyèrent rouler sur la chaussée.
« Chien ! s'écria-t-il en brandissant sa canne, je vais t'apprendre à insulter une honnête fille ! » Il était furieux. Je pensais même qu'il allait s'acharner sur Drebber avec son gourdin. Mais le misérable s'échappa ; il chancelait, mais il courait aussi vite qu'il le pouvait. Au coin de la rue, il bondit dans ma voiture. « Conduisez moi à l'Holiday's Private Hotel », dit-il.
« De le savoir enfermé dans mon fiacre, mon cœur se mit à battre avec une telle violence que je craignis que mon anévrisme ne me joue un mauvais tour. Je partis très lentement ; je me demandais ce qu'il y avait de mieux à faire. J'aurais pu le conduire dans les champs, et là, dans un chemin désert, avoir avec lui un dernier entretien. J'allais prendre ce parti, mais il résolut tout seul le problème. Son envie de boire l'avait repris.Il me fit arrêter devant un cabaret. Il me dit : « Attendez-moi » et il entra. Il resta là jusqu'à la fermeture. Il en sortit ivre mort : il était à moi !
« N'allez pas croire que je voulais le tuer de sang-froid.En agissant ainsi, j'aurais fait bêtement justice. Je ne pouvais pas m'y résoudre. Je m'étais décidé depuis longtemps à lui laisser une chance. Au cours de ma vie errante, j'avais fait bien des métiers en Amérique ! Pendant quelque temps, j'avais été concierge et balayeur au laboratoire du New York College. Un jour, le professeur faisait un cours sur les poisons ; il montra aux étudiants un alcaloïde – c'est son mot- ça sert à empoisonner les flèches en Amérique du Sud ; son effet est violent. Il en faut moins que rien pour provoquer une mort immédiate. Je remarquai bien la fiole ; une fois seul, j'en soutirai un tout petit peu.J'étais un préparateur assez adroit ; avec cet alcaloïde, je fabriquai deux petites pilules solubles dans l'eau. Je mis chaque pilule dans une boîte et j'y ajoutai une autre pilule semblable, mais inoffensive. A ce moment, je décidai que, dès que j'en aurai la possibilité, j'offrirais une pilule à chacun de mes ennemis.Moi, j'avalerais l'autre. Ce serait aussi meurtrier et plus silencieux que de tirer dans un mouchoir. A partir de ce jour, je portais toujours sur moi les deux petites boîtes. J'allais donc m'en servir.
« Il était près d'une heure du matin. Un vent violent soufflait, la pluie tombait à torrents. Mais malgré la tristesse alentour, je ressentais un tel bonheur que je me retenais avec peine de crier ma joie. Messieurs, si pendant plus de vingt ans vous avez poursuivi un but, et si, tout à coup, vous voyez que vos désirs sont sur le point de se réaliser, vous comprendrez mes sentiments. J'allumai un cigare pour me calmer : mes mains tremblaient, mes tempes battaient. Chemin faisant, je voyais dans l'obscurité aussi distinctement que je vous vois ici le vieux John Ferrier et ma douce Lucy qui me souriaient. Ils m'accompagnèrent durant tout le trajet, l'un à droite, l'autre à gauche de mon cheval jusqu'à notre arrivée à la maison de Brixton Road. Là, il n'y avait pas un chat ; on n'entendait pas d'autre bruit que le clapotement de la pluie. Par la portière, je vis Drebber tassé sur lui-même, dormant à poings fermés. Je le secouai par le bras.
« Il faut sortir de là !
« – Voilà, voilà ! » répondit-il.
« Sans doute se croyait-il arrivé à l'hôtel, car il descendit sans rien dire et me suivit dans le jardin. Je dus le soutenir, car il perdait l'équilibre. La porte franchie, je le fis entrer dans la chambre de devant. Je puis vous jurer que, pendant tout ce temps, je voyais le père et la fille nous montrer le chemin.
« Il fait noir comme dans un four ! dit-il en tâtonnant.
« – Nous allons y voir », répondis-je. Je grattai une allumette ; j'enflammai une bougie que j'avais apportée.Maintenant, Enoch Drebber, me reconnaissez-vous ? » criai-je.
« Je m'étais tourné vers lui et j'avais approché la bougie de mon visage. Ses troubles yeux d'ivrogne me regardèrent, s'emplirent d'horreur, et ses traits se crispèrent. Il m'avait reconnu ! Il se rejeta en arrière, pâle comme un mort ;je vis des gouttes de sueur sur son front ; ses dents claquaient. Appuyé contre la porte, j'éclatai de rire. J'avais toujours pensé que la vengeance me serait douce, mais je n'avais jamais espéré ressentir une telle joie.
« Chien ! m'écriai-je. Je t'ai suivi depuis Salt Lake City jusqu'à Saint-Pétersbourg et tu m'as toujours échappé. Mais enfin, te voici arrivé au terme de tes voyages : il faut que l'un de nous meure avant l'aube !
« A ces mots, il recula encore, et je vis à son air qu'il me croyait fou. En fait, je l'étais. Mes artères me battaient aux tempes comme des marteaux. J'aurais eu une attaque si je n'avais abondamment saigné du nez.
« Te rappelles-tu Lucy Ferrier ? hurlai-je en fermant la porte et en agitant la clef sous son nez. L'expiation s'est fait attendre, mais elle arrive ! » Je vis ses lèvres trembler. Il m'aurait supplié de l'épargner s'il ne s'était pas rendu compte qu'il ne pourrait pas me fléchir.
« Oseriez-vous m'assassiner ? bégaya-t-il.
« – T'assassiner ! On n'assassine pas un chien enragé ! As-tu pris en pitié ma fiancée quand tu l'as arrachée à son père pour l'entraîner dans ton harem infâme ?
« – Ce n'est pas moi qui ai tué son père, hurla-t-il.
« – Mais c'est toi qui as brisé le cœur de Lucy ! »
« Je criai plus fort que lui, puis je lui tendis la petite boîte de pilules.
« Que le Dieu tout-puissant soit notre juge ! Choisis et avale. Une de ces pilules contient un poison mortel, l'autre est inoffensive. Je prendrai celle que tu laisseras. Nous allons voir s'il y a une justice en ce monde ou si nous sommes seulement menés par le hasard. »
« Il s'agenouilla avec des hurlements sauvages ; il me suppliait de l'épargner. Je tirai mon couteau, je le lui mis sur la gorge pour le faire avaler la pilule. Je pris l'autre pilule et nous restâmes face à face quelques instants. Qui de nous deux mourrait ? Je n'oublierai jamais son expression lorsque l'empoisonnement s'annonça. J'éclatai de rire et lui montrai l'alliance de Lucy. Mais l'effet de l'alcaloïde fut foudroyant. Un spasme douloureux tordit ses traits, il étendit les bras, tituba, puis, avec un cri rauque, il s'effondra. Du pied, je le retournai et je mis la main sur sa poitrine : aucun battement. Il était mort !
« Pendant tout ce temps, mon nez avait saigné ; je ne m'en étais pas occupé. Je ne sais pas l'idée qui me prit d'écrire avec mon sang sur le mur ! Je me sentais joyeux, le cœur léger, et j'imaginai de jouer ce bon tour à la police. Je me souvenais qu'à New York, on avait trouvé le mot « Rache » écrit sur le corps d'un allemand assassiné. Et les journaux de l'époque avaient accusé les sociétés secrètes. Ce qui avait intrigué les New-Yorkais, pensais-je, intriguerait autant les Londoniens ! Alors, je trempai mon doigt dans mon sang et j'écrivis le mot sur le mur bien en vue. Je regagnai mon fiacre. Il n'y avait personne. Le temps était toujours abominable. J'avais déjà fait un bout de chemin, quand je m'aperçus que je n'avais plus l'alliance de Lucy. Cette découverte me fut un coup terrible, je n'avais d'elle que ce souvenir. J'avais dû la perdre en me penchant sur le cadavre. Je fis demi-tour, et, après avoir laissé ma voiture dans une rue transversale, je courus à la maison, car je voulais retrouver l'anneau coûte que coûte. Je tombai pile sur un agent qui sortait de là ; il me fallut jouer l'ivresse pour ne pas être soupçonné.
« C'est ainsi que mourut Enoch Drebber. Pour venger la mort de John Ferrier, il ne me restait plus qu'à en faire autant à Stangerson. Je savais qu'il résidait à l'Holiday's Private Hotel ; toute la journée, je flânai autour. Mais l'homme resta caché. Sans doute, n'ayant pas vu revenir Drebber à la gare, se méfiait-il. Ce Stangerson était malin et toujours sur le qui-vive. Mais il se trompait absolument s'il espérait m'échapper en restant à l'hôtel. Je repérai bientôt la fenêtre de sa chambre.Le lendemain, au petit jour, à l'aide d'une échelle qui se trouvait là, j'y grimpai. Je réveillai Stangerson.
« Ta dernière heure est venue, lui dis-je. Tu vas payer pour le crime que tu as commis autrefois. » Je lui racontai la fin de Drebber et je lui offris les pilules. Au lieu d'accepter cette planche de salut, il se précipita hors de son lit et me sauta à la gorge. En état de légitime défense, je lui portai un coup de couteau en plein cœur. N'importe comment, il devait mourir. Sa main était criminelle ; la Providence lui aurait fait choisir le poison.
« Je n'ai plus grand-chose à dire... Heureusement, parce que je suis à bout ! Pour retourner en Amérique, il me fallait un peu d'argent. J'ai continué mon métier de cocher. Tout à l'heure, j'étais dans la cour, un gamin tout déguenillé est venu me dire qu'un monsieur habitant au numéro 221 b, de Baker Street réclamait une voiture. Sans rien soupçonner, je m'y suis rendu. Pas le temps de dire ouf ! Ce jeune homme m'avait déjà passé les menottes... Voilà toute mon histoire, messieurs ! Vous pouvez me prendre pour un meurtrier ; moi, je soutiens que je suis, tout comme vous, un justicier. »
Nous avions écouté en silence ce récit bouleversant. Les détectives officiels, tout blasés qu'ils fussent, avaient suivi avec un intérêt visible la confession de Jefferson Hope. Un silence tomba, troublé seulement par le crayon de Lestrade qui prenait ses dernières notes en sténo.
« Quelque chose encore, dit à la fin Sherlock Holmes. Qui était votre complice, cet homme qui est venu réclamer la bague après l'annonce passée dans les journaux ? »
Avec un clin d'œil, le prisonnier réplique :
« Je peux révéler mes secrets, mais je ne voudrais pas causer d'ennui à d'autres. J'ai lu votre annonce ; j'étais perplexe. S'agissait-il d'un piège ou bien aviez-vous véritablement trouvé l'alliance ? Mon ami eut l'obligeance d'aller voir.Avouez qu'il a rempli sa mission avec adresse ?
– Tout à fait de votre avis ! reconnut franchement Holmes.
– A présent, messieurs, déclara solennellement l'inspecteur, il faut se conformer au règlement. Jeudi prochain, le prisonnier comparaîtra devant les juges. Votre présence sera requise. D'ici là, je suis responsable de cet homme. »
Il sonna. Sur son ordre, deux gardiens emmenèrent Jefferson Hope. Holmes et moi quittâmes le poste. Un fiacre nous ramena à Baker Street.
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Sherlock Holmes: Une Étude en rouge
AdventureUne étude en rouge, est un roman policier d'Arthur Conan Doyle paru en 1887 dans le Beeton's Christmas Annual avant d'être publié en volume en 1888. Le roman raconte une enquête menée par le détective Sherlock Holmes, narrée par son nouveau compagno...