Ça, c'est moi

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J'ai toujours été sérieuse. Infiniment sérieuse. Je n'ai jamais fait semblant d'être ainsi. J'ai toujours écouté ma mère, épaulé mon petit frère, ramené des bonnes notes et débarrassé la table. J'ai toujours été ainsi. Oui. infiniment sérieuse. La petite fille idéale. "Quelle chance tu as d'avoir une enfant comme elle" a-t-on dit mille fois à ma mère, un petit sourire en coin avec petite fossette apparente. Vous voyez le genre ? "Quelle merveilleuse petite princesse", ai-je entendu si souvent dans les réunions de famille, les regards mi-curieux mi-émerveillés posés sur moi. Vous visualisez ?

Bref. Ça, c'est moi. Ça a toujours été moi. Une petite fille modèle tout droit sortie des livres pour enfants que lisaient nos grands-mères. Pas une once de malice en vue, encore moins de rébellion. Parce que, croyez-le ou non, je suis une vraie gentille, certes un peu mièvre à tendance conte de fées - Blanche-Neige est mon alter-égo- mais incontestablement polie, serviable, généreuse et puisque vous voulez tout savoir sur moi, sachez que je n'ouvre la bouche que pour dire des choses sensées et intelligentes. Ah oui, parce que je suis timide, en plus. "Réservée" disait mon père avant qu'il ne parte de la maison. Définitivement. C'est une autre histoire mais elle ne m'a pas aidé à prendre confiance en moi. Incontestablement.

Quand je suis entrée en sixième au collège Jacques Prévert, mon chemin de néo-collégienne était tout tracé. Je l'ai suivi. Première de la classe, déléguée suppléante (le poste idéal pour avoir des responsabilités sans devoir trop parler), modèle montré et célébré devant tous en cours de mathématiques, français, anglais. Et amie fidèle depuis l'école primaire, à jamais intégrée dans la bande des trois, composée de Mathilde, Nao et moi-même. Nous nous étions surnommés les LMN. Mais on ne juge pas, hein, nous n'étions que des gamins d'école primaire.

L'année de cinquième n'a connu que très peu de fluctuations. Ce fut une année de sixième, bis. Il a bien eu quelques changements physiques mais je m'y suis parfaitement acclimatée. J'ai potassé des tonnes de livres sur le sujet alors j'ai vite compris pourquoi mes seins me faisaient mal, quand mes premières règles risquaient d'arriver et comment dompter les douleurs de croissance. Je suis devenue grande et élancée. Mais j'ai gardé ma frange de petite fille, ma timidité légendaire ainsi que mon grand sens du sérieux.

Ma vie a définitivement changé la semaine dernière. Cette vie qui était la mienne, qui était toute planifiée et tellement rassurante, a pris une drôle de tournure et pas du tout, mais alors pas du tout à mon avantage. L'évènement déclencheur ? La rentrée en quatrième. J'ai toujours appréhendé les premiers jours mais mes craintes se dissipaient dès lors que je constatais que mon nom suivait ceux de Mathilde et Nao sur la liste des classes.

Il y a sept jours, mon nom talonnait bien ceux de mes amis sur la liste des 4B. C'est avec un soupir bienheureux que je suis allée les rejoindre dans la file réservée à la classe qui serait désormais la mienne pour les mois à venir. La notre. A nous, les LMN. Les autres, je n'y attachais que peu d'importance.

Alors que je m'apprêtais à leur exprimer mon soulagement, Mathilde me devança :

- T'es sérieuse, Lila ? T'as encore ta frange ? Pour l'entrée en quatrième ? C'est tellement ridicule. On dirait une petite fille à son papa, bien sage, bien propre sur elle. Tu ne trouves pas, Nao ?

- C'est clair. Mais je te rappelle que son père s'est barré il y a bien longtemps. Lila, c'est une petite fille à sa maman. La petite intello de base.

Nao m'a craché ces mots en pleine face. Il n'a pas cligné des yeux. Ils les a dit de manière toute à fait intelligible et perceptible. Avec un mélange d'ironie et d'infinie cruauté. Puis il s'est éloigné un peu plus loin dans la file, suivi de près par Mathilde. Ils m'ont laissée ainsi, abasourdie, totalement anéantie. Je n'ai pu m'empêcher de toucher ma frange, doucement, imperceptiblement. Comme pour me rassurer. J'aurais pu protester, leur hurler dessus, même. C'est ce qu'il aurait fallu faire. C'est que tout le monde aurait fait. Mais pas moi. J'ai caressé ma frange encore quelque fois, j'ai baissé les yeux vers le bitume et je me suis tue. En attendant que ça passe.

Voilà ce que j'ai fait quand ma vie a pris cette drôle de tournure. J'ai fait ça. Parce que ça, c'est moi.

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⏰ Last updated: Nov 30, 2021 ⏰

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Espèce d'intelloWhere stories live. Discover now