Lucette Vergne / Paris

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septembre 1939

Lucette

Les larmes coulent. Petit père tente bien de la réconforter en lui caressant la joue de sa grande main, mais rien n'y fait. Elle tremble de tout son corps, impossible de se calmer. Cette annonce l'a bouleversée, son cœur est trop fragile. Lucette a toujours été trop fragile, cela se voit à son physique : chétive, pâle, les sourcils toujours froncés. Si maman avait été là, elle aurait trouvé les bons mots pour dissiper ce chagrin. Si elle avait été là.

Lucette

Ses doigts courent sur le manche. Délicats, blancs, virtuoses, ils semblent ne connaître aucune limite. Son archet virevolte, avec la légèreté d'un colibri. Le son qui émane de son instrument est pur comme le chant d'un rossignol. Ses paupières, à demi-closes, la protègent de ce monde si impitoyable qui n'est pas le sien. De son visage rose émane une lumière presque angélique, surnaturelle. Elle voyage, oui, elle voyage dans un pays qui n'appartient qu'à elle. Un pays où les oiseaux chantent, un pays où les feuilles d'arbre dansent en parfaite harmonie avec le vent, un pays où les fleurs éclosent comme des bébés, de mille couleurs.

Petit père est fasciné. Il est fasciné à chaque fois que Lucette, sa fille si fragile, si mélancolique, pose son violon au creux de son épaule. Une larme caresse sa joue. Il ne peut s'empêcher de voir en ce visage et cette allure, la silhouette de la créature tant aimée qui fut sa femme. Elle aussi jouait admirablement du violon. Elle était belle jusqu'au dernier instant, quand la maladie l'a emportée. Georges sait très bien qu'elle ne souriait que pour son bonheur, qu'elle ne jouait que pour s'en aller, qu'elle ne vivait que pour lui, il sait très bien que la mort l'a délivrée, qu'elle souffrait trop pour être heureuse, qu'elle était trop fragile pour vivre en paix. Jusqu'au dernier instant elle l'a aimé, elle est partie en donnant la vie, car elle l'aimait trop pour l'abandonner seul. Elle lui a donné Lucette car elle savait que ce serait le réconfort de ses jours et que sa fille lui donnerait la force d'avancer. Alors Georges avance, pour elle, pour son souvenir.

Janvier 1940 :

Lucette

Une quinte de toux la secoue de nouveau. Puis une autre, plus violente encore. Lucette s'agrippe au buffet, blanche comme un cadavre. Elle se traîne jusqu'à la chaise en osier de la cuisine, et s'y dépose d'un mouvement. Elle reprend son souffle, prend une cuillerée de miel. Il va rentrer. Quand il est parti, ce matin, la laissant seule et enrhumée, il n'était déjà pas confiant. Mais là tout a empiré.

Un frisson la secoue, et c'est reparti, elle tousse.

Petit père arrive. En entendant sa fille souffrir de la salle d'entrée, il pose à toute vitesse son manteau et court à sa rencontre. Les yeux de Lucette sont brillants de fièvre. Il la prend dans ses bras et la dépose dans son lit. Il sort son matériel de la valisette en cuir et l'ausculte. Toujours ces fâcheux problèmes de respiration. Il lui donne un sirop, la toux s'apaise, mais Lucette semble à bout de forces. Elle le regarde, les yeux vides.

Petit père devient soudain très flou, sa voix semble étouffée et lointaine, comme un écho. Puis soudain, elle perd connaissance, elle s'enfonce dans le néant. Elle se sent tomber dans le vide, et entend le rire de sa mère.

Février 1940 :

Lucette sourit en regardant la montagne, de son petit fauteuil à bascule, devant le chalet.

« Café, princesse ?

-Avec plaisir petit père, répond Lucette en riant. »

Georges est heureux, Lucette va mieux, elle a repris des couleurs, elle semble épanouie et en pleine forme. Ce n'était pas le cas il y a à peine un mois, lorsqu'elle a oscillé entre conscience et inconscience pendant plusieurs semaines. Il ne sait toujours pas quel maux l'a atteinte à ce moment-là, mais elle est désormais guérie, ils vont pouvoir retourner à Paris, et reprendre leurs activités. Il ne peut pas rester plus longtemps à la montagne, son travail l'attend.

Dans l'ombre du rapaceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant