Chapitre 1

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J'ouvre les yeux.

Plafond bleu, lumière légère, odeur de linge propre et de pancakes.

Ma tante est passée par là.

Elle vient une fois par semaine passer l'aspirateur, remplir les placards, faire la lessive, laver le sol, les vitres. Faire les corvées que je ne fais pas, plus globalement.

Si elle a un peu de temps, elle en profite pour me préparer quelque chose à manger avant que je me réveille. C'est rare que je la croise, elle fait des passages éclair. Je sais qu'elle travaille beaucoup, dans un hôpital. Je ne sais pas ce qu'elle fait précisément, et honnêtement je m'en fiche.

Ça ne m'intéresse pas.

Elle est là seulement parce que mes parents ne le sont plus, parce que mes parents ne sont plus.

J'inspire profondément. Aujourd'hui, ça fait un an qu'ils sont partis.

Je me revois encore apprenant leur mort et éclatant de rire. Pas un rire parce que c'est drôle. Une rire parce que c'est tellement horrible, tellement irréaliste que je préfère prendre ça comme une blague.

Quand mon cerveau a enfin réalisé que ce n'en était pas une, je me souviens que je suis resté enfermé dans ma chambre pendant deux semaines. On devait me forcer pour manger et pour boire.

Je pleurais jour et nuit.

Mon corps secoué de tremblements, je le revois encore. Seul dans une chambre bleue, trop froide. Seul dans un appartement vide, trop grand.

Je me souviens de mon corps, maigre à faire peur, dans ces vêtements devenus bien trop grands pour moi. Mes yeux cernés, mes joues creuses.

Je n'ai pas compté les kilos que j'ai perdu.

Si mes parents étaient encore là, ils auraient eu peur de moi.

Un petit rire amer s'échappe de ma bouche.

"S'ils étaient encore là"... Un an que j'utilise cette formule pour guider mes pensées et mon comportement.

Désormais, je ne veux plus penser comme ça. Je vais penser comme je suis censé penser.

Et je vais essayer de me défaire du regard de ceux qui furent mes parents et qui doivent me voir de là où ils sont.

Tout bien réfléchi, c'est stupide. Quoi que je fasse, l'objectif final est toujours le même : leur plaire, les rendre fiers de moi.

Je me passe la main dans les cheveux, machinalement.

Allez, lève-toi, ordonne mon esprit. De toute façon, tu ne vas pas rester toute la journée ici, pas vrai ?

Pas faux.

J'écarte les couvertures, froides, pour me tenir debout, face aux rideaux fins à travers lesquels filtre la lumière du jour.

Je m'étire et baille, puis me dirige vers la cuisine, à deux pas de ma chambre.

Arrivé dans cette pièce froide, comme toutes les autres d'ailleurs, la première chose que je vois est la pile de pancakes posée dans une petite assiette. C'est l'œuvre de ma tante, ça.

Évidemment, elle n'a pas trouvé les ingrédients pour faire de gâteau. Bah oui, c'est normal. Personne fait les courses ici, et moi encore moins.

Je saisis la chaise, la tire et m'affale dessus. Les pancakes sont froids et je n'ai pas le courage de les passer au micro-ondes. Cela fait d'ailleurs trois mois que l'on doit le changer, il ne marche plus et dépose des morceaux de plastique dans les aliments.

Le bruit des aiguilles de l'horloge est la seule chose qui brise ce silence pesant, mon compagnon depuis un an maintenant.

Je vais chercher des allumettes dans le placard de bois et trouve, au fond, une bougie poussiéreuse qui doit dater de mes premiers anniversaires.

C'est étrange, j'ai l'impression que rien depuis leur départ n'a changé, que j'ai grandi mais que l'univers autour de moi est resté bloqué ce fameux jour.

Je craque l'allumette et vois les flammes s'en emparer rapidement. C'est drôle de voir le feu passer, apporter lumière et chaleur, et ne laisser derrière lui que ce qu'il reste du bois, un morceau gris, noir, calciné.

La vie, la chaleur, ont disparu.

Avant que ne disparaissent les flammes, je mets feu à la mèche de la bougie.

Je la plante sur les pancakes, regarde la flamme avec appréhension et fascination, chante un rapide "Joyeux anniversaire, joyeux anniversaire la mort" puis souffle sur la bougie. Je soupire. Cela a suffi à me couper l'appétit. Pas grave, je mangerai plus tard.

Je retourne dans ma chambre, saisis un tee-shirt et un pantalon. Comme toujours, ils seront trop grands.

Je vais dans la salle de bain et fais couler l'eau. Je me déshabille, essayant de ne pas tenir compte de mes côtes saillantes.

Je laisse l'eau chaude faire rougir ma peau pâle, tentant de me noyer dans mes pensées pour en saisir le sens. Bien sûr sans résultat. Mon esprit est vide dès le matin.

Je me savonne vigoureusement, rince, me sèche, m'habille puis sors de la salle de bain.

Avec une petite pointe d'agacement et de jalousie, je vois les voisins.

Toute la famille est plantée devant la télé et enchaîne les prières. Je fronce les sourcils. Je ne les ai jamais vus ainsi. Les enfants ont les yeux rouges. Les parents aussi.

Et quelle idée de prier devant la télé ?

Curieux, je me dirige vers le petit salon, saisis la télécommande et allume la télévision.

Immédiatement, je tombe sur un compte à rebours. A chaque seconde qui passe, un désagréable "bip" s'en échappe.

- A partir de maintenant, il ne vous reste plus que 144 heures à vivre, soit précisément six jours, dit une voix qui semble pré-enregistrée. Je rappelle à ceux qui viennent de nous rejoindre qu'un astéroïde va percuter la Terre.

- Bip... Bip.... Bip... Bip.... Bip... Bip.... Bip... Bip.... Bip... Bip.... Bip... Bip.... Bip... Bip....

Je reste debout, sans réaction. Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi immobile. Combien de temps l'information a mis pour monter au cerveau.

Tout ce que je sais, c'est que des coups de feu ont éclaté en bas, dans la ville, me faisant sursauter.

Évidemment. Tous ces cinglés qui pensaient à la fin du monde et qui ont entreposé des armes chez eux.

- Bip... Bip.... Bip... Bip....

Mon cerveau est en ébullition : à vrai dire, il y a peu de chances que l'on survive six jours, si ? Avec tous ces fous en liberté dans les rues et personne pour les arrêter.

- Bip... Bip....Bip... Bip....

Personne ne veut gâcher six jours de sa vie à travailler.

Personne ne veut perdre six jours de sa vie à faire quelque chose qui ne lui plait pas.

- Bip... Bip.... Bip... Bip....

144 heures ?

144 heures pour dire adieu.

Mais, à moi, à qui vais-je dire adieu ?

J'émets un petit rire.

Et bien, allons faire un tour en ville.

La ville, devenue le centre de tous les combats et de toutes les explosions.

A la place de dire adieu, allons plutôt dire bonjour à cette nouvelle société, qui ne survivra que 6 jours.

Que 144 heures.

144 heuresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant