La fin de cette journée s'est passée dans le plus grand des silences.
J'avoue que je n'ai pas prononcé un mot, et Jane n'a pas posé de questions, c'est bien mieux comme ça. Elle doit voir, de toute façon, que je suis... Décalé.
Je soupire.
La nuit est tombée, et j'ai la désagréable impression de vivre seulement lorsqu'elle vient.
Jane et moi sommes allongés sur le toit de l'immeuble, regardant les étoiles.
- Tu penses vraiment que j'ai bien fait de le tuer ? je demande, rompant le silence.
- Oui, répond la jeune fille. Bien sûr. Je sais que tu dois, comment dire, douter de la légitimité de ton acte, mais... Tu vois, cet homme en a déjà assassiné des dizaines d'autres, depuis l'annonce des 144 heures. Des femmes, des enfants, des bébés, des jeunes de notre âge. Si tu ne l'avais pas tué, il aurait continué.
J'hoche la tête, malgré tout peu convaincu.
- Je crois que j'ai du mal à te comprendre, admet soudain Jane en se tournant vers moi. Tu ne réagis jamais comme moi j'aurais réagi, j'arrive pas à te cerner. J'arrive pas à savoir comment te consoler.
- Le silence est réparateur, je réponds.
Elle me regarde comme si elle avait avalé un citron, et je comprends pourquoi.
- Je veux dire, quand je vais vraiment mal, ne pas parler est la bonne solution, en général, je dis en tentant de me rattraper.
Elle esquisse un petit sourire.
- Et comment savoir quand je peux te parler à nouveau ?
- Quand je te réponds, par exemple ?
Le sourire de Jane s'étire.
- J'ai une idée, fait-elle. Je te pose une question, tu réponds, ensuite c'est à ton tour.
J'hésite, mais accepte finalement.
- D'accord.
- Alors... Comment vas-tu ?
- Mieux, je réponds. Comment m'as-tu transporté, tout-à-l'heure ?
- En te portant.
- Mais, comment...
- Une seule question ! s'exclame Jane en riant. Tu as toujours habité ici ?
- Oui, toujours !
- La chance !
- Où sont tes parents ? j'interroge.
- Je t'avais déjà expliqué, souffle t-elle en fuyant mon regard.
- Non, tu ne m'as pas dit. Où sont-ils ? Et ne mens pas.
Elle prend une grande inspiration, avant de commencer son récit.
- Mes parents se sont rencontrés lorsqu'ils étaient tous les deux en voyage, dans un avion. Après avoir discuté tout le trajet, ils avaient déjà décidé de se marier dès leur retour en France. Aucun des deux n'aimait attendre. Un mois mois plus tard, ils étaient déclarés mari et femme, un an après ils avaient un enfant. Mon frère.
Son frère ? Alors Louis est le prénom de son vrai frère ?
- Plus ils se côtoyaient, plus ma mère tombait amoureuse de lui, puis il se lassait d'elle. Il est allé voir ailleurs, et elle l'a découvert. Ma mère lui a fait tout un scandale : "ça fait un an qu'on est ensemble et tu me trompes déjà ? Mais qu'est-ce que ce sera dans dix ans ?". Lui s'est énervé à son tour. Je ne l'ai pas connu à cette période, poursuit-elle, mais je sais qu'il était violent. Très violent.
Elle soupire, se rappelant de mauvais souvenirs.
- Il l'a frappée, puis le lendemain lui a présenté ses excuses, elle a accepté. Comme une conne. Deux mois plus tard, elle a compris qu'elle était enceinte. Visiblement, mon père en avait rien à foutre.
Elle se rallonge, regardant le ciel.
- Il a commencé à boire. Elle a essayé de le faire arrêter, mais il a menacé de tirer sur son propre fils. Elle n'y croyait pas. Elle aurait dû. Ma mère a un jour essayé de lui enlever sa bouteille de force, il a sorti son arme, est allé dans la chambre de son fils, qui dormait. Et il a tiré.
Je vois ses yeux briller.
- Il a tiré six fois, jusqu'à ce que ma mère ne voie ce qu'il s'était passé. Elle lui a assuré que ce n'était pas grave qu'il ait tué leur enfant puisque vu que c'était son père, il en avait le droit. Je crois qu'elle disait ça pour se rassurer elle-même. Parce qu'elle aimait cet homme fou avec qui elle partageait sa vie. Elle disait avoir oublié mon frère, mais je sais que quoi qu'elle faisait, Louis la suivait, dans sa tête et dans son cœur.
Une larme roule sur sa joue, éclairée par la lune. Jane la laisse faire.
- Ils ont je ne sais comment réussi à faire disparaître toutes les traces du meurte. Mon père avait des contacts haut placés, je suppose. Il n'empêche que, six mois après ce tragique incident, me voilà qui naissait. Ma mère m'adorait, elle avait toujours rêvé d'avoir une fille. Mon père n'avait pas cessé de boire, mais il buvait moins, de quoi se permettre de faire ce qu'il veut sous prétexte que "c'est la faute à l'alcool", tout en se souvenant de tout le lendemain.
Une seconde larme vient rejoindre la première.
- J'ai grandi dans ce climat plus que tendu. Lorsque j'avais trois ans, ma mère a décidé de partir avec moi, loin de mon père qui commençait à redevenir violent. Nous nous sommes installées dans une petite ville, loin de chez moi. Ça a été les plus belles années de ma vie. Mais mon père nous a retrouvées. Je devais avoir aux alentours de six ans, quand j'ai assisté au pire des spectacles : mon père assassinant ma mère froidement d'une balle dans la tête, avant de s'en aller sans même chercher à savoir où j'étais.
- Comment sais-tu que ta mère pensait tout ça ?
Elle me sourit.
- J'ai retrouvé son journal intime. Apparemment, mon père ne savait pas qu'elle en avait un.
Je comprends qu'elle n'a plus envie de parler de ça. C'est du passé, on avance.
Je veux la réconforter, mais je ne sais pas quoi faire. Comment s'y prennent-ils, dans les films déjà ?
Je me penche pour l'embrasser.
Elle se détourne.
- Non, Louis, souffle t-elle. Même toi, tu ne le veux pas. Tu ne m'aimes pas. Enfin... Pas comme ça. Tu es perdu, tu ne sais pas quoi faire, tu te précipites et interpètes mal tes propres émotions.
Alors ne fais pas ça. Sauf si tu veux à jamais détruire notre amitié.
Elle se lève.
- Réfléchis-y, dit Jane en s'en allant. Bonne nuit.
- Bonne nuit.
Je m'allonge, la tête dans le vide.
Est-ce que je l'aime ?
Est-ce que cela fait tellement longtemps que je n'ai pas eu d'ami que je considère ça comme de l'amour ?
Est-ce que je ne sais juste plus réconforter les gens ?
Ou est-ce juste parce que j'ai besoin de me sentir aimé ?
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144 heures
Science-FictionCela fait un an qu'il a perdu ses parents, un an qu'il vit sans vivre vraiment. Et voilà qu'aujourd'hui il apprend qu'il ne lui reste plus que six jours à vivre. Plus que 144 heures. Et vous, que feriez-vous s'il ne vous restait que 144 heures à viv...