Prologue

16 2 0
                                    

Décembre 2030, Londres

Ils se regardaient en chien de faïence, d'un côté et de l'autre d'une table. Les yeux d'un brun sombre, presque noir, de l'homme étaient plongées dans celles azurines de l'ambassadeur de la délégation britannique du Front de Libération des Identités, qui, depuis sa création à la suite des premières opérations de gabyfications obligatoires assistées aux États-Unis, s'était progressivement transformé en une organisation internationale et multiforme, qui ne s'occupait plus seulement d'essayer d'empêcher la gabyfication de ceux qui n'étaient pas volontaires, mais cherchait aussi à stopper l'avancée des conflits qui prenaient de plus en plus la forme d'une Troisième Guerre Mondiale.

Wilbur Darrow s'efforçait de contenir son sourire, sans pour autant laisser son visage se figer en une expression agacée. Il s'autorisa un mince pli des lèvres, juste assez pour paraître poli, sans pour autant avoir l'air trop sûr de lui. La procédure serait longue et laborieuse. On l'avait prévenu qu'il n'allait pas se confronter à une personne avec laquelle il était facile de négocier.

Il jaugea du regard le jeune homme d'une trentaine d'années qui se trouvait en face de lui. Peu nombreux étaient ceux qui connaissaient l'existence de Wade – en tout cas, c'était ainsi qu'il se faisait appeler, ces temps-ci – mais ceux qui en avaient entendu parler n'ignoraient rien de ce qui constituait la spécificité particulière de sa personne, et qui faisait de lui un atout non négligeable.

Un atout qui, Wilbur l'espérait, saurait faire la différence. Wade ne permettrait pas de gagner la guerre – après tout, il n'était encore qu'un seul homme – mais qui permettrait au moins de la retarder, ou en tout cas, d'empêcher le conflit de prendre une tournure qui ne pouvait résulter autrement que par la destruction pure et simple d'une quantité trop importante de civils innocents.

Il n'avait jamais rencontré Wade auparavant. Ne connaissait de sa vie et de ses capacités que les rumeurs qu'on lui avait racontées, les dossiers qui avaient été sauvés de l'incendie, et le compte-rendu incomplet de l'affaire qui était survenue dans la périphérie de Pondichéry, dix ans plus tôt. Mais s'il y avait une chose dont il était sûr, dont il se sentait davantage encore persuadé après s'être retrouvé en face de lui, c'était qu'il ne voulait pas de l'homme comme ennemi. Plus encore que le fait qu'il s'agirait d'un atout incommensurable pour leur camp, il serait un danger colossal s'il finissait par collaborer avec le camp adverse. Wilbur songeait que la probabilité que cette situation finisse par arriver était très faible. Après tout, depuis dix ans, Wade n'avait joué un rôle dans aucune affaire gouvernementale, restant parfaitement éloigné des radars, à tel point que les seules traces de son existence, qui avaient été découvertes avec difficulté par l'informaticienne qui avait fait partie de la mission de Pondichéry, étaient l'adresse de son appartement, et rien d'autre. Rien, sur les activités qu'il avait effectuées au cours des dix dernières années. Aucune trace de son ancienne dénomination. Si cela prouvait une chose, c'était bien qu'il désirait qu'on ne l'importune pas.

Pourtant, Wilbur se devait de tenter sa chance. S'il y avait une possibilité, même mince, pour que Wade rejoigne le camp de la triple alliance entre la Corée du Nord, la Russie et la Chine, si le FLI avait, par négligence ou par maladresse, laissé échapper un atout pareil, il ne se le pardonnerait jamais.

Le Front de Libération des Identités avait choisi de soutenir le camp opposé, même s'il s'était pourtant constitué en opposition à la politique des États-Unis qui avait décidé de lancer la gabyfication obligatoire assistée. Aujourd'hui encore, il était impossible de déterminer quel camp avait le plus de probabilité de remporter la guerre. Les États-Unis possédaient peut-être la plus grande armée du monde, mais de tous les pays concernés par la Troisième Guerre Mondiale, il était bien celui dont la situation était la plus dramatique. Les soldats, tous-tes gabyfié-e-s, tuaient les membres de leur propre armée qu'iels ne parvenaient pas à  différencier des militaires de la Corée du Nord.

Les Marionnettes ÉgaréesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant