Morro da Babilônia, Rio de Janeiro, BrésilSept heures. Et L'Avenida Santos Valis n'en finissait pas. On l'appelait également la Pente des Enfers ; blague de mauvais goût ou simple constat, le fait était qu'elle traversait Morro da Babilônia de part et d'autre. Parfois cependant, elle paraissait s'étendre à l'infini, par delà les limites mêmes de la favela. Bien au-delà, songea Thalya. Il lui semblait qu'à force de remonter cette avenue interminable, elle la connaissait sur le bout des doigts. Pourtant... pourtant, la vie ne pouvait se résumer qu'à cela. Une longue route familière à portée de main. Il y avait forcément quelque chose d'autre au bout de cette montée, quelque chose d'autre par-delà ces jours grisâtres. Thalya sortit de ses pensées lorsqu'elle se prit les pieds dans un assemblage maladroit de câbles électriques. Des chimères, voilà ce que c'était. Elle rêvait d'une liberté que son quotidien n'était pas en mesure de lui offrir. Thalya avisa le ciel orageux et pressa le pas. Elle se laissait parfois imaginer qu'il reflétait les humeurs du bidonville. Depuis quelques jours, il ne faisait pas bon de s'attarder dans les ruelles de Morro da Babilônia. Un climat de guerre s'y était installé sans que personne, comme toujours, ne pût seulement l'expliquer. On ne s'y risquait pas, à vrai dire, mieux valait ne pas mettre son nez dans ces histoires.
C'était comme d'habitude. Toujours comme d'habitude. Et comme d'habitude, c'était toujours la même chose. Le jour, les rues demeuraient désertes, la situation semblait sous contrôle ; le soir, à l'instant même où le soleil déclinait, la bataille reprenait. Les démons sortaient de leur tanière pour régler leurs comptes. Les nuits étaient dès lors ponctuées de pleurs, de cris et de détonations. La peur au ventre, les moradores se terraient chez eux dans l'espoir de ne pas être la victime accidentelle d'une fusillade. Le lendemain matin, lorsque Morro da Babilônia s'éveillait, des cadavres jonchaient l'abîme de ses entrailles. Le pire n'était pas la peur, mais l'incompréhension. Ces rixes étaient l'affaire de quelques uns mais affectaient la favela entière ; et pas un morador n'était en mesure de comprendre la menace exacte. La faute retombait toujours sur les gagnants. On n'insultait pas les morts.
Thalya n'avait pas fermé l'oeil depuis trois nuits. Elle les avait passées à calmer dans ses bras son petit-frère en larmes. Il n'avait que dix ans. Il n'était pas en mesure de comprendre ce qu'il se passait. Elle non plus, certes, mais elle était de huit ans son aînée et se devait de le rassurer. Laissant échapper un bâillement, elle bifurqua sur sa gauche et s'engagea dans une série de ruelles qui auraient égaré n'importe quel étranger en ces lieux. Bientôt, une modeste casa apparut devant la jeune femme. Elle n'était pas différente des autres casas de la favela, simplement, c'était la sienne. Ces trois pauvres pièces, cette petite cour à l'arrière et ces murs de briques rouges avaient constitué, depuis toujours, le paysage de son enfance, de son quotidien et de sa vie à venir.
Elle ne s'y était jamais sentie comme chez elle ; elle n'y avait jamais rien ressenti de positif : sécurité, chaleur, joie et confort. À vrai dire, c'était tout le contraire. Ces briques froides, propres à chaque casa de la favela, ne lui inspiraient que du dégoût. Elle se sentait comme une bête laissée de côté, oubliée, abandonnée. Elle n'avait rien demandé. Elle n'était qu'une spectatrice parmi tant d'autres et, très franchement, elle n'avait jamais apprécié ce spectacle. Parfois, elle aimerait grimper au sommet de la colline et hurler ses poumons, éventrer sa misère aux yeux du monde et ne s'arrêter qu'une fois entendue. Mais elle n'avait jamais rien représenté aux yeux de personne - aucun des moradores de ce bidonville n'avait une quelconque signification aux yeux de l'État. Elle n'aurait qu'effrayé les oiseaux.
- Où est Calebe ? s'éleva une voix familière lorsque Thalya passa le seuil de la casa.
La jeune femme laissa machinalement tomber son sac à dos au sol et rejoignis sa mère dans le petit salon qui leur servait également de cuisine. La seconde pièce de la maison était une chambre étriquée que la jeune femme partageait avec son petit-frère. À l'arrière du salon, une porte en bois donnait sur une cour close dont les murs serrés et les arbres, suffisamment hauts, préservaient des regards indiscrets : il s'agissait des toilettes et de la douche.
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La Favela du crime - réécriture, tome 1
ActionMorro da Babilônia est la plus grande favela de Rio de Janeiro. Thalya da Silva y vit. Et chaque jour, elle endure, ainsi que des milliers de moradores innocents, la présence du Premier Commando Militant, l'un des plus puissants cartels de drogue du...