Pris au piège

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Les flocons tombent en cascade sur les rues de Los Angeles. La circulation est dense ; les voitures s'entassent, se klaxonnent & perdent patience. Sans parler des gens qui hurlent, s'insultent  & se pressent vigoureusement. Mais bien loin de cette jungle urbaine, un jeune homme pendu à sa fenêtre admire l'hiver qui se manifeste. Dehors, le jardin revêt son plus beau manteau tandis que les arbres se dénudent. Les oiseaux ne chantent plus. Le vent parfois rugit, créant ainsi de longs & magnifiques tourbillons de flocons blancs. L'hiver est là. & chacun recherche de doux jours de douceur. Pourtant, en ce vingt-cinq décembre, rien ne peut être plus magnifique que cette ambiance presque féerique. La nuit est tombée, le ciel a baissé depuis peu son rideau noir. & les étoiles sont finalement les seuls témoins de cette délicieuse soirée. Quoique seul dans sa chambre, ce jeune homme se glisse aussi dans la peau d'un spectateur hors du commun. Sans doute devrait-il être en compagnie de ses proches installés autour d'une de ces immenses tables capables d'accueillir des dizaines de plats cuisinés avec amour. Mais, il n'en est rien. De temps en temps, il a besoin de s'évader, de filer vers un autre monde & de s'enfermer dans une bulle qui n'appartient qu'à lui. Sa solitude est sa Reine, son unique moyen de se ressourcer. Puis, l'escalier grince, annonçant une proche & inopinée présence qui ne tarde d'ailleurs pas à faire irruption dans la pièce plongée dans l'obscurité. Deux mains tendres se déposent sur les frêles épaules de Bill, & un murmure chatouille instantanément son oreille.
 
« Ils s'en vont, tu viens les saluer ? Après tu pourras te coucher... & demain on ira chez...
 - Maman, arrête. Demain, je vais avec mes amis que tu le veuilles ou non » tranche-t-il.
 
Depuis sa plus tendre enfance, Bill est un garçon surprotégé. C'est ainsi & il ne s'en formalise que très peu. Ça lui a toujours paru normal voire tout à fait banal, finalement. Mais aujourd'hui, à plus de vingt-deux ans, il aimerait obtenir un peu plus d'indépendance & de liberté. Juste pouvoir rejoindre ses amis sans entendre sa mère l'en empêcher sous prétexte que ceux-ci sont « trop imprudents », « trop enfantins », avec des « loisirs stupides ». Elle tente perpétuellement de le retenir, de le ménager sans s'imaginer une seule seconde que son fils ne désire que vivre sa vie. À moins que ce ne soit qu'un refus d'avouer l'évidence par peur de le perdre, de le voir s'éloigner, puis disparaitre. Toujours est-il que ce soir, Dame Kaulitz baisse les armes. Son silence est le synonyme d'une acceptation par dépit. Que peut-elle faire d'autre, de toute façon ? Bill est juste supposé vivre comme un homme de son âge, en y mêlant quelques bêtises car c'est ainsi qu'il apprendra. & elle n'y pourra rien changer.
 
♦ ♦ ♦  
 
À l'angle de Sunset Boulevard & de Loring Avenue, Bill, installé sur un banc, suffoque. La main plaquée contre sa poitrine, il accuse les conséquences d'un peu trop de fête & d'amusement. Mais le temps emporte avec lui la douleur des palpitations, pour laisser place à un sourire béat, simple témoin du bonheur préalablement ressenti grâce à la seule présence de sa bande de copains. Sa mère n'accepterait sans doute pas de le voir ainsi, replié sur lui-même & soumis à sa respiration capricieuse. Pourtant, cette journée fut pour lui un instant magique comme il n'en avait vécu que trop rarement. Un long souffle passe la barrière de ses lèvres, & il prend enfin l'initiative de se redresser. Avec douceur, son dos bute contre les planches de bois, colonne vertébrale de ce banc inconfortable. & lorsque ses paupières maquillées s'ouvrent, ses iris sombres discernent la silhouette massive d'un homme debout face à lui. Quelle idée de lui flanquer une pareille frayeur ?!
 
« Besoin d'aide ?
 - Oh non. Non merci, je... j'habite à quelques pas d'ici.
 - Laissez-moi vous raccompagner dans ce cas, je suis officier de police. Je ne suis pas en service mais...
 - Ça ira ! Vraiment » assure Bill en se levant.
 
Sa tête l'affronte, entame un tour du monde à la vitesse de l'éclair. Ça tape à l'intérieur. Ça brûle, ça fait mal. Sans parler de ses jambes flageolantes qui peinent à supporter son poids pourtant si peu important. Incapable de rester ainsi debout, Bill essaye de s'asseoir, le bras tendu à la recherche de ce putain de banc, mais il s'effondre, le visage enfoui dans le torse puissant & dur de cet inconnu. Celui-ci de ses mains fermes retient le corps affaibli & lance un bref regard aux alentours : le néant dévore la ville. Il s'empare du téléphone portable coincé dans la poche de son jean, s'apprêtant à composer le numéro des urgences. Mais Bill reprend ses esprits  & malgré sa faiblesse, se détache de l'officier mystérieux. Il va mieux. Ce n'était qu'une légère perte de connaissance dû à la fatigue, la faim peut-être également. Inutile de s'inquiéter davantage ni même d'avertir qui que ce soit.
 
« Ça n'a pas l'air d'aller, j'vous laisse pas ici seul.
 - Je suis désolé, je vous assure que ça va. J'ai juste eu une très longue journée. En plus je n'ai pas mangé, j'allais justement chercher des frites ou quelque chose comme ça.
 - Ça tombe bien, j'avais moi aussi un petit creux. Après vous » lance le plus âgé.
 
D'abord dubitatif, Bill cède finalement. Ses pas lents & mesurés claquent gracieusement sur l'asphalte. En réalité, il n'a aucune foutre envie de combler son estomac, mais trop anxieux à l'idée d'attirer les foudres de sa mère tourmentée, il décide de gagner quelques minutes de plus en restant à l'extérieur, bercé par la fraicheur d'une douce soirée. Les remontrances peuvent bien attendre. Bon sang, quand comprendra-t-elle que son attitude est étouffante ? Le regard perdu, Bill pense à elle, la seule & unique femme de sa vie. Celle qui lui donne tout son amour depuis toujours. Noyé de remords, il secoue vivement sa tête & balaie ses horribles pensées. Comment peut-il oser la blâmer ? Elle l'étouffe parce qu'elle l'aime. Elle l'étouffe parce qu'elle le protège. Elle le protège de lui-même & de ses démons.
Enfin, ils entrent dans le hall de ce restaurant.
L'odeur de la nourriture chatouille ses narines, flirte avec son estomac, mais ne provoque aucune envie. Pourtant, l'officier insiste & l'approche du comptoir où il peut prendre leurs commandes. Des frites, un peu de sauce ; cela gâtera bien assez leurs ventres futilement tiraillés par la faim. Le plateau en mains, les inconnus se dirigent vers l'une de ces tables isolés des autres, une table où le policier se sentira suffisamment tranquille pour poser ses inévitables questions. & c'est d'ailleurs cela qui préoccupe le plus jeune. Pourquoi se retrouve-t-il ici, en compagnie d'un étranger ? Comment le destin a-t-il pu les réunir, les inciter à manger un morceau ensemble sans même connaitre leurs simples prénoms ?
 
« Pourquoi vous faites ça ? J'veux dire, vous êtes réellement officier de police ?
 - Je le suis réellement. & je t'ai accompagné pour éviter de découvrir ton cadavre demain matin.
 - J'allais bien, assure Bill.
 - Tu fais souvent des malaises en allant bien ?
 - Hm, j'voulais peut-être simplement vous tomber dans les bras »
 
Avec une facilité déconcertante, Bill parvient à plaisanter de la situation. & sa joie s'accentue davantage lorsqu'il remarque la surprise soudainement présente sur le visage de son interlocuteur. Celui-ci, coupé dans son élan, abandonne ses frites & referme sa bouche non sans esquisser ce large & espiègle sourire. Ce gamin l'étonne, le surprend, & il n'y a rien de plus captivant.
 
« Dans ce cas, c'est bien joué »
 
La malice brille dans leurs pupilles. Tous les deux terminent leurs repas, essayant d'échanger quelques mots. Bill cependant, reste fermé sur tout ce qui concerne de près ou de loin sa vie privée : il n'a jamais été de ceux qui se laissent effeuiller sans mal. Ainsi, il se montre bref & très superficiel dans ses réponses. Il donne son âge, des informations sur ses passions & ses ambitions futures. Mais dès que son inconnu commence à fouiller dans son passé, le gamin se braque & renverse la tendance. À son tour d'en découvrir plus encore sur cet homme. Hélas, entre eux s'installe un jeu pour le moins étrange : l'officier refuse de répondre si Bill ne lève le mystère sur l'interrogation lancée. & si aucun ne l'attrape au vol, leurs jardins secrets sont irrémédiablement préservés.
Dehors, la température s'est amplement rafraichi, le vent souffle sur leurs peaux blanches & éveille de nombreux frissons. Les mains enfoncées dans les poches de sa veste, Bill remercie l'homme pour ce repas offert, puis s'avance dans la nuit noire en imaginant secrètement le semer & ne plus jamais le revoir. Les pas lourds de l'adulte résonnent toutefois dans le silence & s'imposent en maître. Étonnamment, un sourire illumine son visage de porcelaine, & ses dents se plantent dans la chair rose de sa lèvre. Sa raison aurait préféré l'oublier alors que son cœur s'affole à la simple idée qu'il puisse être une infime source d'attention.
 
« J'habite ici, vous n'êtes pas obligés de perdre votre temps avec moi...
 - Passe une bonne nuit alors, Bill.
 - Bonne nuit... hey, je ne connais même pas votre prénom.
 - Si tu veux le connaitre, il va falloir que tu acceptes de me revoir, souffle-t-il d'une voix douce au possible. Au revoir... »
 
Penaud, Bill observe le policier. Il s'éloigne, tourne & rejoint la rue perpendiculaire, puis disparait. Jamais une rencontre ne lui a paru plus étrange que celle-ci. Tous les deux n'ont discuté que quelques minutes, ils ne connaissent donc absolument pas. & pourtant, la même envie réside en chacun d'eux : celle de se retrouver, discuter encore & encore, jouer un peu, & rire ensemble jusqu'à en oublier le temps.
 
♦ ♦ ♦ 
 
L'image de cet homme occupe la totalité de son esprit, sans qu'il ne sache réellement pourquoi. Ce visage marqué par les années se glisse tel un voile devant ses yeux, & fermer ses paupières n'y semble rien changer. Alors Bill tente de rejoindre les bras de Morphée. Sur le dos. Sur le ventre. Sur le côté. Ses multiples positions amassent cette dose d'énervement, bouclier d'une agréable nuit, & l'incite par conséquent à se redresser. Nerveusement, ses longs doigts se faufilent à travers les mèches noires de sa tignasse. & un coup d'œil vers le réveil le pousse à quitter le cocon que forme sa couverture. La veille, à la même heure, il rencontrait cet officier de police. À présent, Bill est bien décidé à créer la consciente & mesurée répétition de cette curieuse soirée. En un rien de temps, il enfile des vêtements chauds – bien que peu glamours – & s'extirpe de sa demeure à pas de loups. La porte doucement se referme, & il entame une montée angoissante jusqu'à l'ange des deux rues. Personne. Aucune silhouette ne se profile à l'horizon. Déçu & décontenancé, le jeune homme lâche un profond soupir. Comment a-t-il pu être aussi stupide ? Comment a-t-il pu songer une seule seconde que cet homme puisse s'intéresser à lui autrement que pour sa santé remise en cause suite à ce malaise inexpliqué ? Bill se met à rire, se moquant clairement de son attitude puérile. Cette rencontre lui avait paru si peu banale qu'il s'était naïvement imaginé la nourrir d'une nouvelle dose de mystère. Foutaise.
 
« Tu attends quelqu'un ? »
 
Un sursaut attaque son cœur. Bill se retourne & se mordille la lèvre inférieure ; l'inconnu est juste là. Devant lui. Pendant quelques secondes, personne ne parle. L'un se contente de se perdre dans les prunelles de l'autre, & la réciproque est bel & bien vraie. Dans l'inconscience la plus surprenante, ils se rapprochent & se sourient presque tendrement. Comme s'ils ne connaissaient depuis toujours.
 
« C'est... pour votre prénom, je... vous ne me l'avez pas donné.
 - Jared. J'm'appelle Jared.
 - Content de pouvoir mettre un nom sur votre visage, avoue-t-il, les yeux étincelants. Vous n'êtes plus en service ? Je ne vous verrais donc jamais en uniforme... ?
 - Je suis persuadé qu'un jour, tu auras cet honneur, Bill. Oh, tu permets que je te tutoie ?
 - Seulement si je peux en faire autant.
 - Marché conclu » achève Jared.
 
Sa main charnue se tend vers le banc. & tous les deux s'y installent sans plus attendre. Il est tard, mais le temps passe tellement vite lorsque la compagnie est agréable. Bill éprouve tant de bien-être, tant d'émotions impossibles à décrire. Il peine à croire que seule la présence de l'officier soit responsable de ses sentiments, & pourtant c'est ainsi. Jared l'apaise, l'intrigue & surtout le fait sourire. & puis complètement perdu dans ses songes, il plonge dans ce lac coruscant  d'émeraudes, ce regard qu'aucun autre homme sur Terre ne possède. Il perd pied, se laisse enivrer par une force insoupçonnable. & l'idée même d'omettre la discrétion ne lui effleure qu'à peine l'esprit. Bill est ailleurs, mais son inconnu par sa voix douce le ramène gentiment dans la réalité.
 
« Vais-je avoir le droit d'en apprendre un peu plus sur toi, cette fois ?
 - Tout dépend de tes questions.
 - Je sais déjà que tu as vingt-deux ans, que tu fais des études d'art & plus particulièrement du dessin. J'aimerais savoir si tu as des frères & sœurs, si tu aimes le sport, si tu as quelqu'un dans ta vie, glisse-t-il subtilement. Ce genre de choses.
 - Oh, & bien je suis fils unique. J'aime beaucoup le sport mais je n'en pratique aucun par manque de temps. & je n'suis pas amoureux, répond-t-il sincèrement. & toi ?
 - J'ai une petite sœur, & j'suis un grand passionné de tennis. Avec mon boulot, j'n'ai plus réellement l'occasion d'y jouer, c'est dommage, j'étais plutôt doué, plaisante-t-il. & je suis divorcé. »
 
Un frisson amer enveloppe sa colonne vertébrale. Sa naïveté sans limites l'a lâchement poussé dans un labyrinthe d'espoir, celui d'être aux yeux de Jared autre qu'un gamin fragile au possible. À vrai dire, il n'attend pas de lui ce genre d'amour inconditionnel & plus fort que tout, ni même cette complicité digne d'une réelle amitié. Il souhaite juste compter un peu. Mais si seule cette envie est supposée dominer, pourquoi ressent-il cette déception grandir au creux de lui. Tout s'effondre & ce n'est pas normal.
 
« Pourquoi ton mariage n'a pas marché ?
 - Le temps a tué notre couple. & pour nous deux la routine était insupportable, alors comme nous n'avons jamais eu d'enfant, ça a été plus simple de prendre la décision de divorcer »
 
Un silence progressivement s'installe. Bill, les yeux fixés sur les flocons rassemblés sur le bout de ses bottines, s'autorise un soupir. Il n'a aucune idée de ce que les normes voudraient qu'il réponde. Des excuses ? De la compassion ? Des plaisanteries ? Sa bouche reste entrouverte, mais ce petit nuage blanc est l'unique chose capable de franchir la barrière de ses lèvres. Il inspire lentement, & expire tout aussi délicatement. Sa cage thoracique se soulève. & il espère plus que tout que ce silence soit rompu, dès maintenant.
 
« Je... il se fait tard, je devrais rentrer, murmure Bill en frissonnant. Tu me raccompagnes ?
 - Avec plaisir »
 
Dans la neige, leurs empruntes s'impriment. & tous les deux, fondus dans une illusoire aphasie, calquent leurs pas en souriant niaisement dès que leurs bras se frôlent. Bill ne peut d'ailleurs déterminer si la cause de ses frissons provient de cette fraicheur hivernale ou bien d'une proximité physique jamais suffisante.
Très observateur en plus d'être attentionné, l'officier ôte sa veste afin de la déposer sur les épaules délicates de son protégé. Un simple regard a suffi pour qu'il décèle sa fragilité & ça le touche, malgré lui. Sa main puissante glisse contre ses reins & il ose le rapprocher de lui, contre son flanc, contre son corps,  à l'allure d'un protecteur.
Le temps aurait pu s'arrêter maintenant. La terre aurait pu cesser son interminable manège : ni l'un ni l'autre n'auraient perçus quoi que ce soit. Ils s'enferment dans une bulle sans réellement s'en rendre compte. & cela semble leur convenir plus qu'ils ne l'auraient imaginé. Néanmoins leurs pas ralentissent, puis s'arrêtent devant l'immense bâtisse. Immobiles, ils repoussent l'instant des séparations. Bill, de ses doigts délicats, se sépare de cette veste qu'il aurait sans doute aimé garder quelques instants encore, juste pour profiter de l'odeur masculine ancrée dans le tissu. Au lieu de ça, il l'étend sur la fascinante échine de son inconnu.
 
« Merci, encore.
 - J'espère te revoir, Bill.
 - Tu peux m'inviter à manger, demain midi par exemple ?, suggère-t-il, malicieux.
 - Oh, ça nous conduira donc à notre troisième rendez-vous ?, renchérit-il sur le même ton.
 - C'est ton interprétation ? Mh, il y a pourtant eu notre rencontre, puis le fruit du hasard, & enfin un rendez-vous : le premier.
 - Tranchons, tu veux ? Hier notre rencontre, puis je t'ai implicitement donné rendez-vous ce soir. Demain sera donc le second. Mh ?
 - Marché conclu » termine Bill.
 
Après avoir reculé de quelques pas, le brun s'immobilise. Ses dents se plantent dans sa lèvre inférieure & sans réfléchir davantage, il rejoint Jared. Une longue étreinte s'ensuit. Ses bras le serrent comme si sa vie en dépendait, comme s'il s'agissait d'un putain d'adieu. Il ignore encore ce qu'il éprouve, ce qui le traverse, le foudroie. Mais en sentant les paumes brûlantes de l'officier se faufiler le long de sa colonne vertébrale, Bill abandonne toutes ses craintes & appréhensions. Son corps est soumis aux pulsions de son cœur depuis bien longtemps. C'est ainsi, il est inutile de lutter. 
 
♦ ♦ ♦  
 
Ses yeux restent figés sur l'horloge murale de l'amphithéâtre. Assis, statique, les jambes croisées, Bill s'impatiente. & paradoxalement, jamais il n'a été aussi nerveux à l'idée de retrouver une personne d'ores & déjà chère à son cœur. Ainsi donc, sa concentration traverse finalement de rudes épreuves. C'est la même mécanique depuis son réveil : d'abord l'envie, la hâte, l'exaltation, puis enfin l'angoisse & l'inquiétude. Ses mains deviennent moites & son cœur tambourine au sein de sa cage thoracique, lui arrachant d'ailleurs une grimace. Puis l'heure de cours se termine. Quelque peu honteux, le jeune étudiant range ses feuilles vierges & sans aucune trace de crayon. Ça doit être la première fois qu'un homme parvient à foutre un tel bordel dans sa tête. Jared bouscule ses sens. & bien que ça ne soit pas foncièrement désagréable, Bill aimerait tout de même garder un minimum de contrôle sur son propre corps !
Les justifications manquent lorsqu'il abandonne ses amis pour déjeuner. De toute façon, ces derniers ont perdu l'habitude d'insister, sachant pertinemment que Bill est & restera un homme rempli de mystères & d'énigmes impossibles à résoudre. Un seul signe de la main les sépare, & enfin Kaulitz s'aventure dans les rues de Los Angeles. Pour la seconde fois, un sentiment de folie l'encercle. & pour la seconde fois encore, il demeure seul. Sur la terrasse de ce petit restaurant, des couples se sourient, s'embrassent & se prennent tendrement la main. Plus loin, des étudiants s'empressent de dévorer leurs sandwichs. Bill, désenchanté, s'avance vers ce foutu comptoir & extrait quelques dollars de son portefeuille afin de régler la somme demandée pour son simple sirop de fraise.
 
« La même chose que lui, s'il vous plait ! »
 
Ce timbre de voix résonne dans sa tête comme une douce mélodie. Un tendre sourire d'ailleurs prend place sur son visage, & Bill pivote vers cet homme qu'il n'attendait plus.
 
« J'ai pensé que tu m'avais oublié...
 - Surtout pas. J'ai juste été pris plus longtemps que prévu, j'suis désolé pour cette attente, justifie Jared.
 - Nous ne sommes même pas encore au troisième rendez-vous & j'ai déjà de la concurrence ?
 - Mais tu l'emportes largement »
 
Des étoiles scintillent dans les pupilles de Bill. & avant même d'ajouter quoi que ce soit, il se penche vers Jared, appuie sa paume dans sa nuque & presse délicatement sa bouche contre sa joue habillée d'une barbe de trois jours. À cet instant précis, son angoisse s'envole. Sa place est ici & nulle part ailleurs ; il en prend peu à peu conscience. Le serveur apporte la deuxième boisson, & ils trinquent à leur rencontre. À eux, tout simplement.
 
« J'dois aussi avouer que l'uniforme te va à merveille.
 - Je l'ai gardé spécialement pour toi. Je suis content que ça te plaise »
 
Dans le plus grand des secrets, Bill rêve d'un torse nu, magnifiquement dessiné & contre lequel il se pelotonne & se réfugie sans restrictions, sans interdits, sans difficultés. Il rêve d'une chaleur réconfortante, d'une étreinte à la saveur protectrice, de baisers échoués dans ses cheveux noirs. & peut-être de douces caresses contre sa cuisse, du bout des doigts, avec lenteur & délicatesse. Cette dernière illusion s'avère être en fait une merveilleuse réalité. Voyant son air absent, Jared s'est permis un angélique effleurement, partant de son genou à sa cuisse. En conséquence, une couleur rouge vive s'installe sur les joues de Bill. Il est mal à l'aise, tandis que l'officier admire sa beauté, sa fragilité, sa candeur. Peu de mots sont utiles. Leur relation se complait ainsi, perdue entre des sourires, des regards, des caresses.
Ils ont quittés le comptoir déjà, & viennent d'accéder à la terrasse ensoleillée. L'un commande un repas ordinaire tandis que l'autre, plus timide à l'idée de décorer son visage, se contente d'une salade. Le silence n'est pas gênant, pourtant Jared le brise.
 
«  À quelle heure tu retournes en cours ?
 - Quand tu devras reprendre ton boulot, lâche-il spontanément.
 - Intéressant. Malheureusement, je reprends assez tôt. Mais j'aimerais t'attendre à la sortie de cours &, je sais pas, t'emmener quelque part..?
 - Où ?
 - N'aies pas peur, j'veux seulement qu'on passe encore un moment tous les deux, pour... manger une glace ou quelque chose comme ça. Tu es d'accord ?, demande Jared, bien décidé à bâtir un terrain de confiance entre eux.
 - Je termine à 16h.
 - Je me libèrerai aussi vite que possible. En attendant, je fais le chemin avec toi ? »
 
D'une main ferme, Jared défend Bill de payer le repas. & davantage de persuasion se cache sous ce baiser qu'il  dépose contre sa tempe. L'étudiant cède, range donc son portefeuille dans son sac à mains, & quitte enfin le restaurant, accroché au bras de son ami. La faculté se dessine sous leurs yeux, & des centaines d'élèves se laissent happer par cet immense portail. D'autres au contraire ralentissent la cadence, prennent le temps de fumer une cigarette & observent l'étrange couple face à eux. Bill a toujours été ce gamin solitaire qui n'avait de cesse de repousser les avances des unes, puis des uns. Pour autant que l'on sache, il n'a jamais vécu de relations. & ça n'a jamais dérangé qui que ce soit, pas même lui. Parce qu'il sait que le jour où son destin croisera celui d'une autre personne, ça sera jusqu'à la fin de son existence.
 
« Je file... Merci pour ce midi. & puis, à tout à l'heure Jared.
 - À tout à l'heure Bill »
 
Possédé par une forme de tendresse indicible, Bill supprime l'importune distance entre lui & l'officier. Ce dernier, loin d'être indifférent à cette innocence, l'emprisonne de ses paumes qu'il plaque contre ses reins. Puis joue contre joue, ils profitent juste de la présence de l'autre. Les secondes qui s'écoulent se transforment en minutes. Mais avant de retrouver son habituel amphithéâtre, Bill embrasse la joue de Jared. & alors qu'il s'apprête à réitérer son geste, le plus âgé tourne faiblement son visage. Il ressent sans mal la bouche pulpeuse de l'étudiant au coin de ses lèvres. Ça culbute son cœur. Leurs cœurs. Ils ne prennent pas conscience de l'effet qu'ils se procurent. C'est finalement au tour de Jared de prendre les devants. Ses mains abandonnent le dos de son protégé & s'empare de son doux visage. Bill se livre à lui, & leurs lèvres jouent ainsi à se frôler, se goûter, s'embrasser.
À première vue, c'est publiquement qu'ils partagent leur premier baiser. & pourtant, ils ne voient personne, s'imaginent seuls. Ils s'emplissent l'un de l'autre, rien d'autre ne compte. 
 
♦ ♦ ♦  
 
On dit que l'amour prend au dépourvu, dévore ses proies & consume les cœurs. On dit que l'amour comble & donne la sensation d'être vivant. Mais qu'est-ce que se sentir vivre, finalement ? C'est tressaillir, frémir, frissonner aux parfums de l'autre. C'est sentir son cœur bondir contre les parois de sa cage thoracique, à la simple entente de la voix de l'autre. C'est éprouver du manque après seulement quelques minutes de séparation. C'est avoir l'impression de n'être qu'un tout en restant deux. Bill, aujourd'hui, ressent toutes ces choses. Parce que Jared offre tout ce qu'il a pour le rendre heureux, pour lui arracher de nombreux sourires. Il lui donne l'impression d'être unique. Bill, en quelques mois, est devenu son centre du monde. Ils se complètent, s'écoutent & se conseillent. Ils sont juste là, l'un pour l'autre, à chaque moment de la vie.
Pourtant, cet amour renferme encore bien des secrets. & l'étudiant, plus particulièrement, se complait dans ses chimères comme si rien ne pouvait l'atteindre, comme si la vérité n'avait assez de forces pour le rattraper. Il ment à ses amis, à son petit-ami. Il ment parce qu'il crève de trouille à l'idée de les décevoir, de les effrayer & peut-être d'attiser leurs putains de mansuétude. & maintenant, trois mois ont passés, depuis ce fameux soir de décembre. Trois mois de mystère, d'énigmes. Trois mois de secret, de fausse identité. Il est temps d'y mettre un terme. Mais dès que sa bouche s'entrouvre, Bill distingue son courage qui s'enfuit, & il ne tente même pas de le retenir.
 
Récemment, le printemps est arrivé. Tous les jours, les couleurs embellissent le paysage & le ciel. Les arbres timidement pointent le bout de leurs feuilles. & les fleurs sortent de leurs cocons avec lenteur & délicatesse. Elles s'épanouissent & donnent le sourire à quiconque les flatte de leurs regards radieux. Main dans la main, les âmes passionnées déambulent sur des sentiers semblant mener nulle part, au travers de ce décor enluminé. Leurs doigts se caressent. & ils marchent encore & encore, jusqu'à rejoindre ce qui ressemble étrangement à un terrain de terre battue. Un sourire malicieux étire les lèvres du plus âgé tandis qu'il ouvre la porte grillagée. Galant, il invite Bill à passer devant lui. Puis il embrasse sa bouche avant de s'éloigner de quelques pas; assez pour récupérer ses raquettes.
 
«  Tu joues ?
 - Pardon ? Tu plaisantes ?! Je préfère te regarder, j'essayerai peut-être après » souffle Bill.
 
Assis contre le grillage, Bill ramène ses jambes contre son torse. L'une de ses mains attrape son sac duquel il dégaine un calepin en plus d'un crayon à papier. Lorsqu'il relève ses pupilles sombres, Jared est torse nu face à lui, un large sourire ornant son si beau visage. Jamais un homme ne lui a semblé si éblouissant, si incroyable. Un instant, le plus jeune se fond dans un silence inévitable. Puis il secoue la tête, conscient de son mutisme gênant & sans doute risible à souhait pour son petit-ami. & bien évidemment, ce dernier ne peut s'empêcher de rire en agitant son débardeur blanc sous ses yeux : l'innocence de Bill le fait fondre à chaque fois.
 
« Je peux te laisser mon t-shirt ? Vu ta tête, j'imagine que cette idée te réjouit.
 - Tu sais ce qu'elle te dit, ma tête ? scande-t-il en lui arrachant le tissu des mains. Allez, va ! »
 
Une raillerie pour l'un. Une grimace enfantine pour l'autre. Leur simple relation les comble de fraicheur, de bonheur & de légèreté.  Ils n'ont besoin de rien d'autre que des bons moments ; de chastes étreintes, des plaisanteries, quelques baisers accompagnés de doux mots d'amour.
Après s'être gentiment moqué de son jeune amour, Jared s'écarte & échange cette balle jaune avec le mur. Sous l'effort, ses muscles se contractent, se dessinent. Bill s'en délecte & laisse la mine de son crayon vagabonder sur sa feuille auparavant vierge. Puis peu à peu, d'innombrables traces noires apparaissent & représentent le sportif en plein effort. L'art le berce depuis sa plus tendre enfance. & ses œuvres sont de plus en plus impressionnantes, avec le temps qui passe. Il s'améliore, acquiert de la technique, davantage de précisions. Il est doué, vraiment. & quand, discrètement, Jared s'approche & pose ses prunelles bleues sur le portrait, sa mâchoire se décroche & sa raquette s'échoue brutalement sur le sol.
 
« Bill, bordel c'est... »
 
Les mots lui manquent. Il peine à croire qu'un si petit bout d'homme puisse réaliser pareilles grandeurs. & pourtant...
 
« Ça te plait ? Bon j'ai amélioré ton corps évidemment, souffle Bill avant de mordre sa lèvre, joueur.
 - Espèce d'enfoiré, répond Jared en souriant. Sérieusement, c'est magnifique.
 - Prétentieux.
 - Je parle de ton dessin, évidemment.
 - J'suis content que ça te plaise..., avoue-t-il, pas peu fier. Tiens, ton t-shirt.
 - Non, maintenant tu viens avec moi ! »
 
Avec douceur & détermination, Jared attrape les affaires de son jeune ami & les dépose sur son débardeur lui aussi délaissé. Ses mains prennent ensuite possession des siennes & il l'incite à se redresser. & au cas où Bill déciderait de rechigner, il embrasse tendrement ses lèvres. Cela a l'effet escompté : l'étudiant ravale ses envies de protester & arpente la terre battue sans grande conviction. Il aime le sport, il aime sans doute le tennis. Mais pratiquer reste irréel, inexistant. Il n'est juste pas fait pour ça. Pourtant, il daigne échanger quelques passes avec l'homme qu'il aime. D'abord gentiment. Puis Jared ose petit à petit dévier la trajectoire de ses lancés pour que Bill cavale à gauche, puis à droite, devant, puis derrière.
 
Alors, Bill, tu fatigues ? lance-t-il en s'esclaffant.
 
L'effort physique l'épuise, en effet. Sa respiration s'accélère & devient bruyante. Quelques gouttes de transpiration perlent sur son épiderme. Sa vue se brouille & laisse d'infinis voiles noirs s'élever devant ses prunelles. Sa tête tourne. & son cœur se tord. Brutalement. Douloureusement. Une douleur intense & dévastatrice le tiraille, le bousille & le brûle de l'intérieur. Il souffre comme rarement. & son corps s'écroule sur le sol dégueulasse. Bill n'est plus maitre de lui-même. Pendant un instant, tout s'effondre autour de lui ; il ne répond plus de rien. L'oxygène lui manque. & il n'entend même pas les hurlements de Jared qui, affolé, lui ordonne d'ouvrir les yeux, de prononcer un mot, n'importe lequel. Mais rien ne vient. Alors il lance un appel aux urgences & renverse un peu d'eau sur le visage translucide de son petit-ami. Bill est conscient. Mais sa vie est en danger. Depuis toujours. & ça, c'est son putain de secret... 
 
♦ ♦ ♦ 
 
Les sirènes hurlent encore autour de l'hôpital. À vitesse folle, les médecins prennent en charge un Bill plus pâle que jamais. Il meurt peu à peu, puisque son cœur refuse de pomper davantage. Jared quant à lui, hurle, s'époumone & se débat lorsque les infirmières se mettent en travers de son chemin, leurs mains agrippées à ses bras bourrés de muscles surdéveloppés. Mais il est finalement maintenu à distance & à quelques mètres de là, dans une pièce macabre & déroutante, une flopée d'hommes en blouse blanche s'affaire autour du corps presque sans vie. Ils hurlent les uns sur les autres, se donnent des ordres à n'en plus finir & agissent comme ils l'ont malheureusement fait des centaines de fois durant leurs existences. Ce sont eux, les maitres des lieux. Ce sont eux, les héros. Ils détiennent entre leurs paumes l'avenir d'un gamin de vingt-deux ans & sans doute l'avenir d'une famille toute entière.
Le calme danse contre les murs blancs de cette chambre à l'odeur médicamenteuse. Bill est sain & sauf & ne devrait d'ailleurs plus tarder à ouvrir ses paupières. À ses côtés, Jared surveille les moindres de ses mouvements. Sa main est liée à la sienne. Il tremble. Il s'inquiète. Il se pose d'innombrables questions. Ses joues ne sont plus que des cascades de gouttelettes salées. Est-ce de sa faute ? À bout de force, il cache son visage dans le cou de son petit-ami, les yeux clos, le cœur estropié & les sens en bordel.
 
« Je te demande pardon Bill. Réveille-toi je t'en supplie... Bill... »
 
Sa voix presque inaudible tremble aussi fort que son corps. & finalement, quel est le pire ? L'absence de réponses ? Ou le coma, malgré l'avis posé des médecins ?
Le bip incessant des machines est insupportable. Tout est insupportable. Les poings de Jared se resserrent, ses ongles se plantent dans sa peau, sa respiration s'accélère. Il s'en veut. Il en veut à Bill. Il en veut à la Terre entière. Ce monde est injuste.
 
« Je t'interdis de m'laisser, t'entends ?! 
 - Je...n'te... laisserai pas... » souffle la voix rauque.
 
Un silence plane. Silence durant lequel Jared relève son visage & plonge ses pupilles dans celles de Bill. Celui-ci est réveillé & esquisse même l'ombre d'un sourire. Depuis toujours, il survole & sous-estime sa santé maudite, ne s'en souciant que très peu. Il n'a pas envie d'être enchainé aux simples caprices de son cœur. Mais a-t-il le choix ? Aujourd'hui encore, il a été rappelé à l'ordre. La mort l'a frôlé, lui a glacé de sang comme une dernière mise en garde. Il est juste temps que Bill accepte sa maladie & vive en conséquence.
 
« Bill, soupire-t-il, apaisé. Bordel mais... qu'est-c'que... pourquoi... je..., begaye-t-il, perdu.
 - Je suis malade, Jared. J'espérai pouvoir te le cacher plus longtemps, j'suis décevant, plaisante-t-il.
 - Tu réussis à en rire ?! Comment t'as pu... J'aurais pu te tuer !!
 - Me crie pas dessus... J'avais peur putain ! hurle Bill. J'avais peur que tu aies pitié de moi. Que tu m'voies juste comme un putain de boulet, un incapable, un handicapé ! »
 
Les larmes dégoulinent le long de ses joues creuses & blanches comme la neige. Sa bouche est sèche. Un nœud se forme dans sa gorge, & autour de son estomac. Un frisson d'effroi remonte le long de sa colonne vertébrale tandis qu'il imagine Jared s'éloigner de lui, de leur histoire, de tout ce qu'ils ont construit ces derniers mois. Il étouffe. Il s'étrange sur ses sanglots. Ses mains se resserrent sur ce vide, il cherche malgré tout quelque chose pour s'y accrocher. & c'est à cet instant que le plus âgé entoure ses mains des siennes, dans une infinie tendresse. Il est calmé. Ils le sont tous les deux. Alors la bouche de Bill lâche une plainte serrée, & de ses yeux brouillés, il distingue le corps de son petit-ami. Ils se sourient tristement. & Bill l'emprisonne contre son torse d'adolescent. Il le serre à n'en plus finir, allant même jusqu'à planter ses ongles dans la peau de son dos. Il ne veut simplement pas le perdre.
 
« Bill... je t'en prie, ne me mens plus. Ne me cache plus rien... J'ai besoin de savoir, tu comprends ?
 - Je suis désolé. C'est vrai, j'avais peur de ta pitié mais, j'voulais aussi me sentir normal.
 - Tu l'es. Tu es normal.
 - Non. Un garçon de vingt-deux ans normal n'a pas de maladie grave, & n'a pas besoin de faire attention à ses moindres faits & gestes juste pour éviter ce genre de... malaise.
 - C'est ton cœur ?
 - Insuffisance cardiaque, classe III. Ça a été détecté à un stade avancé, trop avancé pour espérer me soigner en fait. Mon cœur fatigue. Il n'a plus assez de force pour expulser le sang dans les artères... alors le moindre effort physique me bousille. Je suis tranquille qu'au repos. Tu vois, c'est pas une vie pour quelqu'un de mon âge. Putain j'ai encore tellement de choses à vivre, tu comprends, lâche-t-il, les yeux brouillés.
 - Est-ce que... est-ce que ça peut..., répète Jared sans jamais réussir à terminer sa phrase.
 - Dégénérer ? Oui. J'ai été imprudent, j'en suis conscient. Mais j'espérais juste... je sais pas... être épargné le temps d'une après-midi. C'était stupide. Complètement stupide... »
 
Une fois encore, les mots sont inutiles. Le choc est immense. Les yeux de Jared sont vides d'expression, mais les veines apparentes aux coins de ses yeux trahissent son étrange colère. Il est énervé contre la terre entière & pourtant sa haine ne remplacera jamais cette dose de soutien plus qu'essentielle. Bill est conscient qu'un long moment lui sera nécessaire pour panser cette toute nouvelle douleur, cette  pénible cicatrice causée par cette affreuse vérité. Alors il ne lui en tient aucunement rigueur & se contente de glisser ses doigts dans sa tignasse brune. Un jour, Jared oubliera sa peine. Un jour, il acceptera, comme Bill l'a fait. & ils avanceront ensemble, main dans la main, en surmontant les obstacles que la vie foutra sur leurs chemins. Ils défieront les interdits, les baisses de moral, les moments difficiles, & peu importe le futur.
 
- - - 
 
« BILL ! Bill, mon cœur... Bill... » pleure la voix féminine.
 
Elle ne prête pas attention à l'homme allongé aux côtés de son enfant, épuisé par l'attente des résultats, par ces aveux si lourds, par le temps qui passe. Elle passe sa main douce & sucrée contre la joue blanche mais déjà plus chaude qu'auparavant, & se penche pour embrasser quelques mèches.
 
« Ça va maman...N'aies plus peur, murmure-t-il en essuyant les gouttelettes glissant contre les rides de la femme. Je vais bien, je me sens beaucoup mieux »
 
Le fait que son fils soit vivant & qu'elle en ait la preuve formelle semble lui permettre enfin d'ouvrir les yeux sur le monde qui l'entoure. Elle distingue les nombreuses machines qui envahissent la chambre. Les rayons du soleil qui s'échappent peu à peu, craignant l'arrivée massive d'une lune fraichement dominante.
Une journée de la vie de son fils s'ajoute maintenant aux chapitres du passé. Le temps passe infiniment trop vite. Pourtant, malgré l'angoisse apparente sur son visage marqué par les années, elle s'efforce de sourire & ne plus avoir peur. Comme Bill lui a toujours intimé de faire : Maman, j'te promets d'être fort mais il faut que tu le sois aussi... Je vais me battre. Je t'en prie maman, il faut juste accepter, la vie n'est pas toujours juste... , lui avait-il soufflé, du haut de ses dix-sept ans, âge où la maladie fut détectée. & puis, c'était ainsi. Ils ont appris à vivre avec ce poids, ces contraintes, cette limite...
 
« Qui est-ce...? demande-t-elle en levant le menton vers l'homme assoupi.
 - Oh, j'aurais aimé te le présenter dans d'autres... circonstances. Hm, attends... »
 
Gêné & fondu sous un soupçon de pudeur, Bill n'ose embrasser son petit-ami pour le tirer de son sommeil. Il opte donc pour de simples caresses sur son épaule accompagnées de petites frictions. Un grognement s'échappe ainsi des lèvres du policier avant qu'il n'abandonne les bras de Morphée. & en remarquant la présence de cette femme d'un certain âge, ses joues se teintent de rose pour la première fois depuis très longtemps. Il se redresse, glisse ses doigts dans ses cheveux pour leur apprendre la discipline & lisse ses vêtements. Ce n'est pas difficile de discerner l'incompréhension dans son regard, le mal-être aussi. Ridicule, il se sent ridicule.
 
« Bonjour... Bill, tu aurais pu me réveiller avant, souffle-t-il.
 - Désolé. Tu avais besoin de te reposer je crois. J'te présente ma mère. & maman, je te présente Jared. C'est... enfin, on est ensemble depuis trois mois.
 - Enchanté madame, dit-il en tendant sa main. J'vous cache pas que j'aurais aimé vous rencontrer ailleurs.
 - Enchantée, Jared » répond-t-elle en acceptant sa poignée de mains.
 
Tous les trois entament une discussion qui vise à se connaitre les uns les autres. Elle apprendre qu'il est policier. Il apprend qu'elle est fleuriste. Elle aime son sérieux, sa franchise & l'amour qu'il porte à Bill. Il aime son sourire, sa fraicheur & l'amour qu'elle porte à Bill. Elle s'inquiète malgré tout. Il la rassure. Elle sait que son fils a besoin de cette relation. Alors il est là. & il le sera jusqu'à la fin. & Bill aime ça. Il sourit. Il est heureux. 
 
♦ ♦ ♦ 
 
En cette journée de printemps, le soleil illumine la ville mais refuse égoïstement de la réchauffer. Bill quitte l'hôpital, accroché au bras de sa mère. Ses pensées voguent vers d'autres horizons, vers Jared qui doit sans doute traiter des procès-verbaux ou des plaintes parfois abusives. Le manque est là certes, mais c'est secondaire. Il a besoin de passer du temps avec sa famille, de les retrouver & de s'épanouir à leurs côtés. Car il sait que sa vie sera courte. & il n'aura peut-être jamais le temps de satisfaire les uns, puis les autres.
Le soir-même, après plusieurs jours enfermé dans une chambre sordide & de longues discussions avec ses parents, Bill peut enfin bénéficier d'un moment intime dans les bras de son officier. Chastement, ils s'embrassent, s'emprisonnent, se gardent & s'emplissent l'un de l'autre. Dans la pièce d'à côté se dresse une table décorée avec soin & amour.  & une délicieuse odeur de poulet rôti émane du four. L'ambiance est romantique. Les lumières tamisées, d'ailleurs, rendent l'atmosphère voluptueuse & peut-être érotique. Bill est aux anges. Il oublie tout. & finalement, son seul sourire aide Jared à en faire de même. Ils dinent ainsi en amoureux, s'échangeant d'innombrables regards & quelques caresses timides sous la table.
 
« C'était délicieux. Merci... » susurre Bill.
 
La serviette entre les doigts, il essuie sa bouche, se lève & s'avance vers l'homme qu'il aime. Il s'assoit sur ses cuisses, passe lentement le bout de ses doigts contre son torse malheureusement habillé d'un t-shirt blanc, & embrasse ses lèvres avec une douceur sans nom. Ses yeux se ferment. Leurs yeux se ferment. & ils s'enivrent dans une bulle qui n'appartient qu'à eux. Puis hors d'haleine, le plus jeune recule son visage.
 
« Tu veux pas qu'on aille dans ta chambre ? »
 
Les mains agrippées aux hanches de Bill, submergé par l'envie d'être plus épris encore, Jared se lève & quitte la cuisine. Le corps de son petit-ami est allongé sur le matelas & il le surplombe avec légèreté, toujours avec cette crainte de l'abimer, de le briser. Il est si fragile... & encore plus depuis la découverte de sa foutue maladie. Ce genre d'instant n'est pas rare entre eux. Cependant, aujourd'hui, Bill est plus avenant, plus entreprenant, plus directif, moins innocent. & bien que cela réveille les sens de Jared, il le freine & tente de maitriser davantage la situation.
 
« Bill, Bill, doucement, c'est pas raisonnable...
 - Ah ouais ? & depuis quand ?, minaude-t-il.
 - Depuis que ça risque de mettre ta vie en danger »
 
Ça aurait dû se passer différemment.
Bill aurait dû s'offrir à lui parce qu'il juste fou amoureux, parce qu'il le désire, parce qu'il est prêt. & Jared aurait dû se sentir flatté & lui prendre sa pureté avec une délicatesse sans limite. Ce corps aurait dû être son seul bijou. Il aurait dû en prendre soin comme jamais il ne l'avait fait auparavant.
Ça aurait pu se passer différemment.
Si seulement Bill n'avait pas été malade, si seulement son cœur daignait fonctionner normalement & si seulement il avait su préserver son secret.
À peine une semaine auparavant, il était Bill, un jeune homme de vingt-deux ans juste effrayé à l'idée d'offrir sa virginité. À présent, dans le reflet de ses délicieuses prunelles bleues, il aperçoit une âme condamnée. & ça le dérange. Il aurait juste voulu qu'ils s'aiment & se le montrent d'une toute autre manière. Une manière plus intime. Il aurait aimé lui donner cette preuve d'amour. À lui, & à personne d'autre.
 
« J'ai pas envie de mourir sans connaitre ça, tu peux comprendre, non ? J'ai pas envie de mourir sans... sans avoir fait l'amour avec toi...
 - J'ai peur que ça tourne mal Bill.
 - Tu vois, c'est pour ça que j'aurais voulu que tu ne saches jamais rien.
 - C'est beaucoup mieux que je sache, je peux te protéger.
 - Tu crois que tu peux me protéger ! Mais tu n'pourras jamais empêcher l'inévitable Jared. Jamais. Je vais mourir. D'une façon ou d'une autre, je vais mourir. Mais avant ça, j'aimerais vivre comme quelqu'un de vingt-deux ans bordel. On m'a toujours empêché d'exister. Merde ! J'ai su que j'étais malade à dix-sept ans, &... j'aurais pu profiter à fond malgré tout, sortir, faire la fête & crever plus tôt. Au lieu de ça, je suis resté tranquille juste pour gagner quelques années. Puis je t'ai rencontré... & je suis tombé amoureux. Alors, si tu m'aimes aussi je t'en prie Jared, ne m'empêche pas de vivre. Vis avec moi...jusqu'au bout... »
 
Ils s'étourdissent à coups de je t'aime, s'embrassent à en perdre haleine. Ils s'embrasent, & lorsque leurs corps ne font plus qu'un, Bill éprouve enfin le sentiment d'être entier. La magie de cet instant balaye violemment le funeste destin qui l'attend. Les battements de son cœur pourtant s'intensifient, deviennent douloureux. Mais il n'y prête attention qu'après avoir quitté les bras de Jared, encore essoufflé par les efforts & l'amour qu'il vient d'exhiber. Seul dans la salle de bain, il attrape ses bêtabloquants, les abandonne au fond de sa langue & les avale, aidé par quelques gorgées d'eau. En se retournant, la main sur sa poitrine, il distingue le corps nu & humide de son petit-ami. Celui-ci s'approche, l'emprisonne par la force d'une étreinte & dépose une pluie de baisers papillons contre sa tempe.
 
« Ça va ?, demande-t-il, inquiet.
 - Comme après avoir fait l'amour avec l'homme que j'aime. D'ailleurs, je t'aime, & merci.
 - Je t'aime aussi Bill. Tu... tu me jures que ça va ? ajoute-t-il, hésitant.
 - Épouse-moi »
 
Cette demande claque subitement dans les airs. Jared écarquille ses yeux, se perd dans la profondeur de ses pupilles chocolats & glisse ses paumes puissantes contre les hanches nues de l'homme qui le surprend un peu plus chaque jour. Il l'attire contre lui. Soudainement mais avec douceur. Puis ses doigts vagabondent sur la forme bombée de ses fesses jusqu'à ses cuisses afin de pouvoir le soulever. Sa bouche presse la sienne. & tous les deux rejoignent la chambre, la douceur d'un cocon témoin de leur premier moment intime.
 
« Épouse-moi..., répète-t-il inlassablement, son souffle s'échouant contre les lèvres de l'officier.
 - Oui, oui, oui... mille fois oui...
 - Sérieux ?! On fera le tour du monde. Juste toi & moi, pour notre lune de miel. J'en ai toujours rêvé.
 - Je te le promets...
 - Merci d'être là, tu rends ma vie plus belle... »
 
Une étrange sensation traverse la chair de Jared. Une sensation de plénitude & de bonheur incomparable, malheureusement mêlée à cette fichue tristesse. Il s'efforce néanmoins de ne rien laisser paraître & faufile ses doigts dans la longue tignasse de l'homme qui rend aussi sa vie plus belle.
 
Après un dernier baiser, Bill, allongé sur le dos, songe à des jours prochains, rêve d'une découverte de sublimes capitales. Car s'il a passé son enfance à suivre les directives d'une mère inquiète, il désire dorénavant prendre son envol. Il ignore ce qu'elle en pensera. Mais il ose espérer qu'un sourire se dessinera sur son visage lorsqu'elle apercevra que sur celui de son fils est sans cesse peint cette heureuse esquisse. Il souhaite simplement qu'elle montre une certaine forme de joie. Bien que la compréhension suffirait. 
 
♦ ♦ ♦ 
 
La vie souvent sépare les gens qui s'aiment. Elle oublie les larmes & la tristesse & les sépare, simplement. C'est comme ça. Les chemins de Bill & Jared ont toujours été lié, depuis la première seconde. & pourtant cette fois, à défaut de bifurquer, celui du plus jeune s'efface puis disparait à mesure que les battements de son cœur ralentissent...puis s'arrêtent. Il est minuit. Il est seul. Seul dans sa chambre. Seul dans le noir, endormi à jamais. Sur son visage demeure ce sourire, celui qui ne l'a jamais quitté malgré les obstacles d'une vie injuste.
Le lendemain matin, ce sont les sanglots d'une mère effondrée que la ville peut entendre. Elle serre le corps sans vie de son enfant, sa chair, son sang. Elle respire son odeur sucrée pour la toute dernière fois &, assistée par son mari, s'occupe de tout ce qu'il reste à faire. Bill souhaitait donner ses organes à la science. Ses parents l'admiraient & l'admirent toujours pour sa générosité, & cette pensée omniprésente pour son prochain. Il a sans cesse jugé que sa mort serait peut-être bénéfique pour d'autres malades. Ces malades qui auront finalement la chance d'obtenir une greffe de poumons, de foie, ou de reins. Contrairement à lui. Il n'a jamais eu de cœur tout neuf. Mais ce n'est pas grave. Il s'est endormi avec le sourire, avec le sentiment d'être heureux. C'est tout ce qui comptait pour lui.
 
Loin de toute cette agitation, de cette tornade de tristesse, Jared admire le soleil d'un premier jour de juin. Il boit son café, posté derrière sa fenêtre, les yeux rieurs. À croire que la joie de vivre naturellement ancrée sur le visage de l'homme qu'il aime a finalement daigné déteindre sur sa perpétuelle inquiétude.
& pourtant ces derniers jours, la santé de Bill laissait à désirer. Les médecins avaient annoncé une aggravation de sa maladie. La classe III de l'insuffisance respiratoire s'était effacée pour une classe IV plus dévastatrice, plus méchante. Bill n'avait manifesté aucune surprise lors du diagnostic, il le ressentait au plus profond de lui. Son cœur pompait de plus en plus difficilement & ce, même au repos. Mais malgré son inquiétude, & malgré le regard perdu de Jared, il lui avait fait promettre de ne pas le surprotéger. « C'est comme ça, on savait que ça pourrait arriver... », avait-il dit. Alors, l'officier obéissait & continuait à le rendre heureux, à provoquer ses sourires, ses rires, ses éclats de rire.
 
Devant la porte d'entrée, Jared attend patiemment qu'un Bill aussi rayonnant que gracieux l'accueille. Qu'il soit si long n'est pas alarmant, au contraire : ça lui ressemble. Il faut toujours que ses cheveux soient impeccablement peignés, que ses vêtements soient accordés & mettent son corps en valeur. Ça n'a jamais dérangé qui que ce soit, & encore moins le quarantenaire, très attendri par ce comportement de diva – comme il aime le dire. Mais les secondes passent, puis les minutes. Ses sourcils se froncent tandis qu'il colle son téléphone portable à son oreille. Les tonalités s'enchainent, & enfin la communication est acceptée.
 
« Bill ! Bon sang mais qu'est-ce que tu fais ? Je suis devant chez toi, ne me dis pas que tu as oublié, mh ? »
 
Son corps se fige. Son visage se décompose. Sa mâchoire se décroche. Ses doigts relâchent la pression autour du téléphone qui, inexorablement, s'écrase contre l'herbe soignée. Puis le sol se dérobe sous ses pieds. Il court. Il court à en perdre haleine. L'hôpital se dessine rapidement dans son champ de vision. Trop rapidement, ou pas assez. Avec fureur & quelques injures, il martèle de ses poings les portes pourtant automatiques. & lorsqu'elles acceptent de s'écarter, l'officier reprend sa course dans les couloirs angoissants. Ses yeux sont brouillés de larmes mais cela ne l'empêche pas de distinguer le couple marié recroquevillé sur l'un des bancs, comme s'ils attendaient les résultats d'un examen. Mais il n'y aura plus jamais d'examens, ni d'hôpitaux, ni de médecins. Bill est parti.
 
« Ça n'peut pas être vrai, il ne peut pas être... mort. IL NE PEUT PAS PARTIR !! Il n'a pas le droit, il n'a pas le droit. On...on n'a pas vécu assez de choses... »
 
Les infirmières lui demandent de se calmer, mais il n'entend rien. Jared tombe juste à genoux, aux côtés de parents dévastés. Durant de longues minutes, ils se soutiennent les uns les autres, ils essuient leurs larmes pour en faire couler de nouvelles.
 
« J'ai besoin de le voir... » souffle-t-il d'une voix tremblante.
 
Avec l'autorisation des parents & de l'ordre médical, il se dirige vers cet endroit froid & mal accueillant. La température avoisine les deux degrés. De nombreux frissons se dressent sur son épiderme. & son cœur défonce les parois de sa cage thoracique lorsque le corps de Bill est découvert sous ses yeux. Plus blanc que la neige, il semble en paix. D'abord hésitant, Jared frôle sa main du bout des doigts. Ce n'est pas une sensation agréable & pourtant, il ne cesse ses caresses sous aucun prétexte. Il en a besoin. Il a besoin de lui.
 
« Pourquoi tu es parti Bill.. ? Tu me manques déjà tellement. Comment je vais faire sans toi ? Hein ? Comment je vais faire...Je... je t'aime. Je n'y arriverais jamais. Jamais... »
 
De nombreuses gouttelettes salées dégringolent la pente de ses joues. La souffrance qu'il éprouve est indéfinissable. Il ignore comment avancer sans Bill, sans ce garçon qui a égayé ses journées malgré la maladie. Il ignore s'il remontera un jour la pente. Il n'a peut-être tout simplement pas envie de s'en sortir. Parce que cela serait synonyme de passer à autre chose, de construire une nouvelle vie sans ce garçon qui aurait dû devenir son époux, d'aimer peut-être quelqu'un d'autre. & ça, c'est inconcevable. 
 
« Qu'est-ce... pourquoi il est là ? demande-t-il, les yeux levés vers le docteur. Il allait bien. Il allait bien, putain.
 - La mort subite frappe des patients même si leur état ne semblait pas inspirer d'angoisse ou de soucis particuliers. Ils meurent en quelques secondes. C'est souvent lié à un trouble du rythme. » explique-t-il, détaché.
 
Dans un état qui n'est décidément plus le sien, Jared est amené jusqu'à la sortie, puis jusqu'à sa belle-famille. Une enveloppe apparait sous ses yeux, tendue par une dame meurtrie mais courageuse, une dame mais avant tout une mère qui était prête à accepter le mariage de son fils, & ses projets plus fous les uns que les autres.
 
« Il y avait ça sur sa table de chevet. Tu le connais, il est si prévisible... »
 
Elle parle au présent. Bill vit encore dans son esprit. & pour elle, il est impensable qu'il ne franchisse plus jamais le seuil de la porte en laissant d'ores & déjà éclater sa joie de vivre, sa joie d'être sur Terre, d'être amoureux & d'avoir passé « la plus belle journée qui soit ». Il était son rayon de soleil, sa leçon de vie, son sourire lorsqu'elle perdait le sien. Il était son enfant. & il le sera toujours.
Le couple demeure un instant encore entre les murs blancs de l'hôpital. & pendant ce temps, Jared s'éclipse. Ses doigts s'agrippent à cette lettre comme à son bien le plus précieux.
 
Jared, si tu lis ces mots, c'est que je suis parti loin de toi &... que ma mère a fouillé ma chambre, accessoirement.
 
Je voulais t'écrire avant que je ne parte, pour que tu saches à quel point tu es important pour moi. Tu m'as appris à être heureux, tu m'as appris à aimer, tu m'as appris à être quelqu'un, tu m'as appris à être plus fort, aussi.
Notre histoire est belle & pure. Je me souviens de notre rencontre, la nuit dernière. Je souffrais, sur mon banc & toi, tu as naïvement cru à mes mensonges. Je n'avais pas encore conscience que tu étais cet homme, si attentif & si attentionné... alors j'ai dissimulé la vérité sur ma santé. J'espère qu'un jour tu me pardonneras.
Il est fort quand même, notre amour, hein ? Tu vois, même si tu es ma première histoire d'amour, je sais que c'est intense ce qu'on vit, que j'ai énormément de chance d'avoir croisé ton chemin & que peu de personnes se sentent aussi entier que moi en cet instant. Nous sommes deux, & j'ai pourtant l'impression que nous ne sommes qu'une seule & même âme. Tu m'as donné le gout d'aimer, & c'est injuste parce que j'aurais aimé continuer encore & encore, des années. J'ai encore de l'espoir... mais... c'est ainsi.
Je n'aurais jamais pensé tomber amoureux aussi vite, mais il a suffi d'un regard. J'ignore comment tu fais pour être aussi parfait. Enfin, sauf sur un point... Mon médecin m'a appris que tu avais demandé des examens. Je ne supporte pas l'idée que tu veuilles te sacrifier pour moi... Comment tu peux juste imaginer que je sois capable de vivre sans toi ?! Tu sais quoi ? Je suis content que ça soit impossible. Tu mérites d'être heureux quoi qu'il arrive. Alors même si nous avons parlé de mariage, je t'interdis de te sentir engagé, d'accord ? Sois heureux. Ne m'oublies pas, mais... vis. Vis comme tu m'as appris à le faire. C'est promis ? 
 
Jared, je t'aime & je t'aimerai toujours. Je ne peux pas croire que la mort empêche les sentiments alors : tu resteras présent dans mon cœur. À jamais.
Il y a une dernière chose que je voudrais te demander. Ce tour du monde... Fais-le. Pour moi mais surtout pour nous & pour ce qu'on a vécu ensemble. & tu sais... Je serai avec toi, même si tu ne pourras pas me voir...
 
Je t'aime.
Bill.
 
♦ ♦ ♦  
 
La cérémonie est mise en place. Les gens sont nombreux, solidaires & prêts à soutenir la famille. Tous ensembles, ils forment ce nuage noir, assis sur les bancs d'une église dont la température donne inévitablement la chair de poule. Beaucoup laissent exploser leur peine par de longs sanglots. D'autres tentent de rester forts & offrent de solides étreintes aux plus abattus. Bill était un garçon apprécié de tous & ce, même s'ils refusaient de dévoiler certains secrets. Sa maladie, plus précisément. Aujourd'hui, d'innombrables personnes ont découvert ce qu'il cachait. Mais de là-haut, il ne regrette rien.
Jared peine à exprimer son discours. Sa voix tremble & bataille avec un soupçon de pudeur. Il n'a pas envie d'étaler ses sentiments devant cette foule. Seul l'homme qu'il aime est supposé entendre les mots que son cœur aime prononcer. Alors, il abrège, lance un dernier regard au cercueil & mord sa lèvre à sang, juste pour éviter de s'effondrer. & lorsque l'adieu s'essouffle & que les gens rentrent chez eux, Jared accélère le pas tout en effaçant rageusement ses larmes.
 
« Attends, crie la maman, Où tu vas ? Je... J'espérais que tu viendrais un peu à la maison.
 - J'ai un tour du monde à préparer... C'est ce qu'il aurait voulu... »
 
Même si le parcours est long, même si les obstacles sont nombreux, même si les cultures différentes & le mettent parfois dans l'embarras, Jared n'abandonne pas. Parce que Bill a tenu sa promesse. Il est là, & l'officier n'a pas besoin de le voir pour ressentir sa présence.
Je suis là, même si tu ne peux pas me voir...


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