Prologue

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Voilà bien longtemps que l'odeur de soufre, mêlée de celles plus pestilentielles de vomi, de pourri, de moisi, de pisse et de chair cramée, ne me gêne plus. Ou tout du moins, que je n'y fais plus attention. Je vis ici depuis bien trop longtemps pour que mon environnement tout entier soit encore un problème. Ni le décor apocalyptique, ni la misère de l'endroit, ni les bruits ignobles du lieu ne m'étonnent plus. Trop longtemps que je baigne dedans, pour que j'en fasse encore cas.

On s'habitue à tout, parait-il. C'est vrai, et faux en même temps. On n'y prête plus attention, mais est-ce qu'on a envie d'y rester pour autant ? Non, définitivement.

Si je pouvais fuir ces murs noircis par le feu, gangrenés par les moisissures et empestant le cloaque, je l'aurais fait. Mais les quelques millénaires passés entre ces cavités m'ont au moins appris une chose : partir d'ici relève du miracle.

Oh, il est arrivé que quelques-uns se barrent et réussissent à fausser compagnie à ce lieu maudit. Mais c'est si rare que les échecs constituent l'essentiel des tentatives, à l'arrivée, et que les victoires se comptent sur les doigts d'une main. Allez, deux, soyons magnanime, et surtout un peu optimiste !

L'optimisme. Le mot me fait ricaner, alors que je repose la longue tige en métal rougie par le feu, qui refroidit déjà, reprenant sa couleur noire d'origine, alors que le pauvre hère que je viens de marquer du sceau de son nouveau propriétaire gémit encore, une main plaquée à l'endroit où, désormais, un « L » de peau brûlée et boursouflée atteste du caractère définitif de sa présence ici. Damné, propriété exclusive du souverain des lieux : Lucifer en personne.

Le gars, un type entre deux âges, aux dents pourries et aux cheveux clairsemés qu'une calvitie menaçait avant d'atterrir ici, relève ses yeux pleins de larmes vers moi, alors que je m'essuie les mains sur un vieux chiffon. Qu'espère-t-il ? Un peu de clémence ? Perdu : il n'en aura aucune. Ni de moi, qui n'ai plus une once de compassion pour tous ceux qui défilent dans la pièce, ni de son nouveau maitre. Damné, condamné, il n'est plus désormais qu'un prisonnier parmi tant d'autres.

— Pourquoi ? geint-il.

Son regard incrédule passe de son bras, où la brûlure fume encore, à mon visage impassible. Bordel, j'ai pas envie de causer ! Un coup d'œil au couloir, et j'avise la file de mes clients du jour. Immense. Comme d'habitude, certes, mais aujourd'hui, elle semble encore plus grande, et si je ne me dépêche pas un peu, j'en ai pour la journée entière.

— Toi seul le sais, non ? J'ai pas eu le temps de regarder ton dossier, mec, mais j'imagine que tu n'es pas là pour rien.

Je n'ai ni l'envie ni le temps de me plonger dans les documents concernant ce type. J'ai bien trop de cas à traiter. Et puis qu'est-ce que ça changerait ? Il a été condamné, et sans doute pour une bonne raison, que je ne suis pas apte à juger de toute façon. Mon rôle consiste à appliquer les peines, pas à réfléchir à leur légitimité.

Si au début, leur histoire m'intéressait un peu, il y a bien longtemps que ce n'est plus le cas. Et ce n'est pas plus mal pour moi. J'ai verrouillé ma conscience il y a de cela des millénaires, et je ne m'en porte pas plus mal.

Pour le salut de mon âme ? Je ricane, et repousse l'idée d'en avoir encore une dans les tréfonds de mon esprit.

— Qu'est-ce qui te fait rire ? me demande Arguedon, en plissant les yeux.

— Rien, réponds-je aussitôt, sans même le regarder. Au suivant ! Et n'oublie pas son dossier !

Mon acolyte hausse les épaules, mais se saisit de mon client sans ménagement, pour le pousser vers la sortie. Le type, dont le regard se révèle de plus en plus effrayé, traine des pieds, se rebelle, mais il s'épuise pour rien. Arguedon pèse deux fois son poids, pour trente centimètres de plus que lui, et il a tôt fait de lui faire passer le seuil de la porte, et de le pousser dans le couloir suivant, où il est forcément déjà pris en charge par le démon de service. Ses cris de protestation sont vite étouffés, sans doute par un coup bien senti, ou tout autre punition qu'un de mes collègues aura jugé bon de lui infliger. Next !

L'Aube des maudits [sous contrat d'édition Cherry Publishing ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant