Chapitre 9

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Suite à leur victoire, les troupes avaient cheminé sans but, hormis celui de recruter quelques quidams perdus qui n'avaient pas encore croisé la route de la grande armée. Ils trouvèrent par hasard un fortin situé sur une colline. La place était protégée par une petite muraille pas très haute, ni très épaisse. Le lieu semblait avoir été conçu moins en vue de protéger son hôte que d'offrir une esthétique de type médiéval et surtout de permettre de surveiller la vaste vallée qui l'entourait. Du promontoire, on pouvait en effet observer les alentours sur une très grande distance. Tout semblait indiquer que le lieu avait été occupé par un seigneur de guerre. Peut-être même par le maître des lieux. Un petit castel surplombait la colline. Il était fait de pierres grossièrement empilées.

Les troupes avaient établi leur campement et avaient connu une période de paix. Au sommet de la petite muraille crénelée, Des rotations aléatoires étaient effectuées afin de maintenir une surveillance permanente des alentours. Lars discutait avec Fred. Ils faisaient partie de l'équipe qui assurait la veille.

– A ton avis, il va se passer quoi maintenant ? interrogea Fred.

– Je pense que le Grand méchant loup va revenir avec des renforts. Il nous faudra encore nous battre.

Le silence dans lequel le lieu était plongé leur paraissait inestimable. De temps à autre, on entendait des gens discuter mais la majorité des Insurgés appréciaient le calme et goûtaient à la paix ainsi qu'au repos inespéré. Certains avaient enduré les affres de ce monde depuis des siècles. Cette quiétude avait le goût du fruit défendu. Au fond de lui, chacun sentait que la pacification de sa vie éternelle de tourment et de violence ne durerait pas. Pour la plupart, cette parenthèse valait tous les châtiments. Ils avaient eu la chance de trouver un point d'eau fraîche au cours d'une marche éternelle dans un désert de feu. Il eût fallu être fou pour ne pas s'abreuver.

– Tu sais, je t'ai reconnu tout de suite, se hasarda Fred.

– Ah ? s'étonna Lars.

– Oui tu es Chrisio, tu étais joueur de football non ?

– Oui, répondit Lars, surpris. Evoquer son ancienne vie professionnelle lui semblait inattendu et surtout vraiment à des années-lumière de ses préoccupations du moment.

– Je suivais de près tout ce qui touchait à ce sport. Je pense même avoir vu tous tes matches. J'étais supporter de l'équipe. Bordel, si on m'avait dit que je te rencontrerais dans un endroit tel que celui-ci ! C'est fou ! Même le plus dézingué des scénaristes n'aurait jamais pu imaginer un truc comme ça.

– Et toi, tu faisais quoi comme travail ? interrogea Lars, qui éludait une discussion qu'il n'avait pas envie d'avoir au sujet de sa vie et notamment de l'accident qui lui avait coûté sa carrière.

– J'étais informaticien. Je programmais des logiciels pour une grosse boîte. J'étais aussi pompier volontaire, annonça fièrement Fred.

Fred était un grand gaillard assez maigre d'une trentaine d'années. Son visage était constellé de tâches de rousseur. Il avait les cheveux roux et bouclés.

– Je suis arrivé il n'y a pas longtemps. J'ai eu la chance de vous croiser quasiment dès mon arrivée.

Tout indiquait en effet que l'homme était fraîchement arrivé. Il avait conservé son sourire et sa spontanéité, des traits de caractère qui s'effacent vite, dans l'univers qui était devenu le leur. Beaucoup des hommes et des femmes qui composaient leur armée avaient le teint livide, le regard hagard, haineux ou parfois vide.

–C'est arrivé comment ? interrogea Lars avec un regard empathique.

– J'ai perdu ma femme il y a un an. Cancer généralisé. Elle avait à peine 36 ans... Juste après, il y a eu le confinement. Je n'ai pas supporté la solitude. Je ne sortais que pour les interventions. Je revenais d'une sortie pour ramasser un noyé. Je n'ai pas supporté. J'ai sauté du balcon. J'habitais au huitième.

– Tu avais des enfants ?

– Non. Lucie ne pouvait pas en avoir. On avait pensé adopter. Et puis elle est tombée malade.

Lars pinça ses lèvres et manifesta sa bienveillance et sa compassion en plaçant sa main sur l'épaule de son nouveau compagnon.

– Et si plus rien ne se passait ? S'ils nous avaient oubliés ici, ou qu'ils s'en foutaient ? interrogea Fred.

L'hypothèse lancée avec simplicité secoua Lars. Dès le départ de la mobilisation, il avait envisagé la situation sous le seul angle du combat, en termes binaires, la victoire ou la défaite. Il ne songeait qu'à devenir plus puissant et renforcer les troupes. Il ne pensait qu'en termes de guerre. Et si ce grand roux avait raison ? Si personne n'allait venir ? Etait-il possible de trouver une sortie quelque part ? S'il y en avait une, quelqu'un l'aurait déjà trouvée. Certainement lui, d'ailleurs, depuis le temps qu'il parcourait ce monde. L'idée de passer l'éternité à mourir de faim et à ne rien faire d'autre qu'attendre un châtiment qui ne viendrait jamais lui glaça le sang. Il balaya du regard la vaste armée qui commençait à ressembler à un rassemblement disparate, à une foule désœuvrée. Certains commençaient à se disputer. Sans montre, ni repères extérieurs, il était difficile de seulement avoir une notion de durée. Comme les autres, Lars n'aurait pu dire depuis combien de temps ils attendaient. Des semaines, des mois ? Peut-être même l'équivalent d'une année. Sous le coup de l'ennui et du désœuvrement certains partirent. D'autres s'adonnèrent à des jeux en utilisant le peu qu'ils avaient à leur disposition, du bois, des pierres et beaucoup d'imagination. Certains construisirent des petits habitats précaires et parmi eux, des couples profitèrent de l'intimité que conféraient ces cabanes de fortune pour jouer à des jeux d'adultes. Inlassablement, le temps passait. Sans aucun repère, il arriva un moment où l'on eut l'impression que ce dernier avait perdu toute consistance. Le temps semblait s'être figé, réifié en un monolithe lisse et terne, sans âme, lancinant et insupportable. Le silence fit place à une rumeur. La rumeur devint un bourdonnement. Les corps commençaient à s'agiter comme une eau qui frémit lorsqu'on la porte à ébullition. Il apparut à Lars qu'il fallait réagir. Mais que faire ? Que dire ? Quel espoir peut-on apporter quand on a perdu toutes ses illusions ?

Tout à coup, une voix recouvrit le bourdonnement ambiant et le fit cesser. Une voix de baryton puissante s'imposa par sa beauté et sa puissance. Un homme d'une cinquantaine d'années, grassouillet et dégarni, était monté sur la muraille et faisant face à la foule. La voix chaleureuse et mélodieuse prit tout le monde de court. L'homme entonna un chant nommé Field of Anthery. La chanson, écrite durant la grande famine d'Irlande mit du cœur au groupe. Elle racontait l'histoire d'un Irlandais, enfermé pour avoir volé du maïs pour nourrir ses enfants et qui attendait sa déportation vers l'Australie. Quelques-uns la connaissaient et la chantèrent en cœur. Cette chanson émut Lars, lequel pensa à Anna. Il aurait été capable de tout voler pour la revoir, lui dire qu'il l'aimait plus fort que tout. Il pensa qu'il allait se battre jusqu.au bout pour lui éviter que ce monde démoniaque puisse lui faire le moindre mal. Que faisait-elle en ce moment ? Combien de temps était passé depuis qu'il était enfermé dans ce monde ? Le fonctionnaire avait-il envoyé Marie répandre son venin ? Ces questions tournaient en boucle dans sa tête. Elles l'obsédaient. Une boule d'angoisse lui serra le ventre.

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