Comme Une Page Blanche

1.

Le silence dans la chambre est glaçant, le bip incessant du monitoring met en suspens le temps. Va-t-elle se réveiller ? Les médecins ont dit que oui, mais aussi que non. Kelly va se réveiller, mais elle ne sera plus elle-même. Enfin, c'est une possibilité, pas une certitude. Sa mère ne sait pas ce qu'elle doit espérer. Si sa fille se réveillait, en se souvenant de tout ce qu'il s'est passé, ce serait une catastrophe. Mais si elle avait tout oublié, Kelly serait une page vierge, toute blanche, comme remise à zéro et la vérité resterait enfouie à jamais, personne ne saurait. Nul ne connaîtrait cet affreux secret que sa mère veut dissimuler. 

Tristement, Camille regarde le visage défait de sa fille. Elle pleure en silence, se sent comme dans une impasse. Assise à son chevet, elle tient la main de la chose la plus importante sur Terre à ses yeux, elle est comme le plus précieux des diamants qu'il faudrait protéger à tout prix. Kelly est sa plus grande fierté. Elle la revoit, une bonne dizaine d'années plus tôt, son visage radieux et éclatant, déballant son cadeau d'anniversaire, son cri de joie en découvrant le livre qu'elle désirait le plus. Elle avait même fait ce geste, que sa famille n'a jamais compris, de faire défiler les pages sous son nez et de sentir l'odeur du papier neuf. Ou encore le jour de la remise des brevets, Kelly était si fière, elle avait fait un quasi sans faute. La meilleure de l'établissement. Elle avait pris la pose devant son collège, brandissant sa réussite devant elle, un sourire inébranlable et fier scotché sur ses lèvres pour le restant de la soirée. Elle avait même acheté une robe, exprès pour ce jour-là. Camille avait lâché quelques larmes de fierté. Et aujourd'hui elle la regarde encore, les joues pleines de larmes, des perles d'eau si douloureuses comparées à celles du jour de son premier diplôme. Ses doigts glissent délicatement sur son visage abîmé et souffrant, sûrement. Sa lèvre est gonflée, sa pommette bleutée, le pansement recouvrant les points de suture sur son front et son bras habillé d'un plâtre blanc, sans parler de tous les hématomes qui parsèment son corps, Camille a honte, tellement honte. Les médecins disent qu'à ce stade-là, ce n'est pas une chance, mais un miracle qu'elle soit toujours en vie. L'accident aurait dû lui être fatal vu l'étendue de ses blessures.

Alors que son pouce caresse avec le plus de douceur possible ce visage si précieux pour elle, une larme coule dessus. Puis une deuxième, s'échappant de l'œil encore fermé de Kelly. Elle voit ses doigts bouger.

– Kelly, ma chérie...

Lentement, ses paupières s'ouvrent puis se referment. La lumière blanche et aveuglante de la chambre dans laquelle elle se trouve ne l'aide pas vraiment. Trop concentrée sur son enfant, l'espoir et l'angoisse lui serrant le ventre, Camille n'a pas pensé à éteindre la lumière. Ses paupières sont closes, mais n'empêchent pas d'autres larmes de couler. De la douleur. Kelly a l'impression que sa tête va exploser, comme serrée dans un étau. Ses membres sont engourdis, elle ne parvient pas à bouger. Tant bien que mal, la respiration lourde, elle réussit à murmurer sa douleur. Ni une ni deux, Camille appuie sur le bouton d'appel.

– Tout va bien, maman est là, chuchote-t-elle en caressant les cheveux châtains de Kelly.

Cette dernière tourne la tête difficilement, souffrant de tout son être. Elle est complètement perdue. Ses prunelles vertes se plongent dans celles respirant la culpabilité de Camille. Elle ne dit rien.

– Qui êtes-vous ?

Ces trois mots si simples résonnent en échos dans le cœur de sa mère. Ils lui font l'effet de centaines coups de poignard. Elle se sent comme transpercée par la sincérité de la question de Kelly. Les médecins avaient raison. Elle n'est plus elle-même. Mais Camille ne peut que s'en réjouir. Que demander de plus que de voir son enfant en vie ? Surtout si cet enfant ne se souvient plus des circonstances de son état. N'obtenant aucune réponse, et sentant se grand vide en elle, la jeune femme se met à paniquer. Elle ne sait pas où elle se trouve, ni pourquoi elle y est et encore moins qui est cette femme qui sanglote à ses côtés. C'est vraiment frustrant d'être dans l'ignorance la plus totale. Le monitoring auquel elle est reliée montre que son cœur s'affole. Elle angoisse. Kelly est complètement perdue dans ce vide monstrueux que représente son manque de mémoire.

Mais avant de pouvoir espérer plus longtemps obtenir une réponse, on toque à la porte de la chambre et un médecin, accompagné de ce qui lui semble être une infirmière, rentrent. Calmement, il demande à Camille de quitter la pièce. Cette dernière s'exécute, à contre-cœur. L'idée de laisser sa précieuse fille seule ne l'enchante pas. Spectatrice, Kelly ne dit rien. Elle se sent déconnectée de la réalité, comme coincée dans un monde parallèle.

– Bonjour mademoiselle. Je suis le docteur Vincent et vous êtes à l'hôpital. Ma collègue va vous donner des anti-douleurs.

Avec beaucoup de peine, la brune demande ce qui lui est arrivé. Le médecin l'examine minutieusement, vérifiant ses pansements.

– Vous n'en avez aucun souvenir ?

– Non.

– Pouvez-vous me dire votre nom ?

Kelly secoue faiblement et difficilement la tête, de gauche à droite.

– Votre âge ?

Il obtient la même réponse. C'était à prévoir.

– Votre nom est Kelly Durand et vous avez 24 ans. Vous avez été admise à l'hôpital il y a trois jours suite à un accident de voiture. Vous avez été renversée par un chauffard et étiez dans le coma depuis. Vous souffrez d'amnésie suite au traumatisme crânien causée par le choc. En vue de vos derniers examens, ce n'est que temporaire. Mais c'est déjà un miracle que vous soyez encore en vie.

Cela fait bizarre. C'est vraiment étrange comme sensation lorsqu'un inconnu vous explique qui vous êtes parce que vous ne le savez pas – plus – vous-même. 

– Qui est-elle ?

Sa propre voix l'a fait atrocement souffrir. Elle résonne dans sa tête comme si elle venait de crier dans une pièce vide. Kelly gémit de douleur. C'est donc avec une voix très basse que le médecin lui répond qu'il s'agit de sa mère et qu'elle a veillé sur elle pendant trois jours. Le choc qu'elle a reçu a dû être vraiment violent, en oublier sa propre mère, ce n'est pas banal. L'infirmière finit ce qu'elle avait à faire et tous deux quittent la chambre, après que le médecin lui ait fortement recommandé de se reposer. Lorsqu'ils sont sortis, la jeune femme entend –  bien qu'étouffées –  leur voix ainsi que celle de cette femme qui est à priori sa mère. Ils sont sûrement en train de lui expliquer en termes médicaux possiblement trop compliqués, ce qui arrive à sa fille. 

La douleur étant trop forte, Kelly ne parvient pas à réfléchir. Elle ferme alors les yeux et se laisse emporter par l'effet des médicaments récemment mis dans sa perfusion. La brune finit par s'endormir, toujours avec cette étrange sensation qui lui tord le ventre.

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