Prologue

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Mes pieds tracent des sillons dans le sable. C'est la première sensation qui me vient lorsque je reprends conscience. Puis le son, mou et continu, des grains qui se dispersent. Mes yeux s'ouvrent, ma tête ballote sans volonté.

Des dalles sombres, recouvertes de poussière, défilent tandis que l'étau glacé des deux Hydres me traîne le long du couloir. La lourdeur de la terre pèse dans ce souterrain de calcaire, étouffe les pas et broie les cœurs. À intervalle régulier, des lanternes tentent de percer l'obscurité – piètres halos bruns sur des parois privées de soleil – mais même le plafond trop haut se noie dans le noir. L'éclat des flammes est trop fort pour moi. Mes yeux me brûlent, en fait. J'ai mal à la gueule. À en juger par les perles de sang qui pleuvent de mon corps flasque, on m'a déjà bien interrogé. Mais ça n'est que le début : je sais où l'on m'amène...

Nous atteignons une porte métallique encadrée par une paire d'Hydres au regard vide. Enfin, sont-elles vraiment deux ? J'ai la vue tellement trouble que je me demande si ce ne sont pas mes yeux qui les dédoublent. La même posture, identique, pour des bipèdes amorphes.

Mes matons s'arrêtent devant leurs émissaires reptiliens, qui braquent leurs fusils sur mon palpitant... toujours sans sourciller. Même armure, même arme, même tronche : seuls les motifs et les couleurs de leurs écailles distinguent les sentinelles des bidasses qui m'enserrent. Ceux-ci se pavanent dans leurs écailles vertes et leur plastron beige ; les plantons, eux, arborent un noir sinistre rompu par le blanc qui rehausse les lignes de leur crâne. L'un d'eux coasse :

« Identifiez-vous.

— Unité de combat Laetere. »

Ça, c'est mon lézard de droite ; il tend un parchemin au garde en face. Celui-ci déroule le pli d'une griffe et le parcourt de ses yeux jaunes. À la faveur d'une lueur orange, je peux voir au travers de la missive des lignes tracées à la hâte, mouchetées de ratures, avant un sceau final bien baveux. Comme si elle lisait elle-même, l'autre gardienne lâche ce simple commentaire :

« Intéressant. »

Saletés de lézards mentaguidés !

Je crache au sol. Un glaviot bleu agglutine les grains de roche.

« Vous pouvez entrer. »

Le premier garde rend la lettre, l'autre actionne un levier : la porte coulisse dans un grincement. Mes deux Hydres m'engouffrent dans l'ouverture. Nos ombres creusent l'empreinte de lumière dessinée sur le sol, avant que la lourde cloison nous enferme à l'intérieur. Dans le bourdonnement qui décroît s'enjaille une voix chevrotante :

« Ah, vous voilà enfin. Ma surprise de la journée !

— Il n'avait que cette arme sur lui. »

Un bruit métallique : l'Hydre pose mon Oblitorion quelque part. À cette pensée, mes doigts se crispent dans le vide. Je ne distingue plus grand-chose, rien que des lueurs verdâtres sous mes paupières coagulées. Le vertige m'envahit et seule la prise des reptiles m'empêche de choir. Tout gronde autour de moi – qui a rempli mon crâne de coton ?

« Mettez ça là. »

On commence à installer "ça" – moi, en l'occurrence – sur une chaise de fer, d'où se dressent bien trop de leviers et d'aiguilles à mon goût. Aux accoudoirs, des liens de cuir usés par les frottements de mains non consentantes. L'un de mes geôliers m'y maintient les avant-bras, le temps de manipuler les attaches, alors que l'autre réitère sa présentation :

« Unité de comb...

— Inutile, je reconnais l'insigne. »

Le lézard range le parchemin, regard dans le vague.

« Vous pouvez nous laisser, Laetere, ajoute le maître des lieux.

— Mais, vicaire Neptis, le sujet...

— Restez à votre place, Dracène ! »

Les deux Hydres sursautent, comme traversées par le même électrochoc. Celle devant moi se retourne, sa queue heurte mon nez au passage. L'impact envoie valser mes sens. Une vague de confusion m'emporte et noie ma carcasse dans un tourbillon de douleur nauséeuse.

Les reptiles s'inclinent, je crois. Ils clament d'une même voix :

« Veuillez accepter mes excuses, noble Keroub.

— Ça ira, Laetere. Allez me chercher le commandant Cédalion, plutôt. »

Les soldates saluent, graves, puis décampent comme un seul être. L'huis se referme avec une plainte antique. La lumière du corridor s'imprime sur mes rétines, puis s'estompe. Je distingue alors les cylindres, les écrans, les bocaux aux formes improbables. Mieux vaut ne pas savoir ce qu'ils contiennent. Dans cet immonde flou – un vert laiteux à en filer la gerbe – se dessine une silhouette : un être trapu, la peau blanche et sèche sur des os fragiles, qui dépasse péniblement un unique mètre de haut. Il est vêtu d'un sticharion clair, comme tous les membres de sa caste, sur lequel est croisée une étole violette. Le sourire tendu sur ses lèvres arides, il déambule jusqu'à moi :

« Voici donc le fameux L.XIV/2.

— Vicaire Neptis, grogné-je, ravi de voir que vous savez encore lire. »

Je désigne du menton le col de mon uniforme où figure mon matricule en lettres d'acier, autant pour illustrer ma blague hasardeuse que pour détourner l'attention de ma voix blessée. Mon interlocuteur secoue doucement la tête, comme pour faire danser les veinures de son crâne marmoréen. À l'instar de tous les Keroubs, il trimballe son cerveau hypertrophié avec précaution. Alors que les Hauts-Serviteurs cèdent au fauteuil à répulseurs, lui préfère maintenir son cou par un simple cache-nuque en bois laqué, ourlé d'un velours pourpre.

« Un trait d'esprit. J'apprécie, en général. Mais cela surprend chez les Novarii. C'est même... plutôt gênant.

— Un combattant qui pense, ça vous dérange, c'est sûr.

— Néanmoins, élude le vicaire d'une main osseuse, cela n'explique pas comment vous fûtes affranchi de votre ordination. C'est une première sous mon service, et ma curiosité doit être assouvie. Qu'avez-vous fait ? Qu'avez-vous vécu ? »

Il claque des doigts. Un éclairage zénithal nous plonge dans un cône lactescent, me vrille les yeux jusqu'à l'arrière de mon encéphale comme pour y laver de foutus péchés.

« Racontez-moi. »

Je crache, pour toute réponse. De mes lèvres meurtries ne s'échappent que quelques croutes d'hémoglobine. Si pitoyable puis-je avoir l'air, je m'efforce d'arborer ma grimace la plus féroce.

« Laetere XIV/1 sera tellement déçu, minaude le Keroub.

— Ah, vous avez programmé la déception dans la réaction de vos esclaves ?

— Il n'y a pas d'esclaves ; il n'y a que des instruments. Vous êtes le bras armé de l'Obscurie, l'acier de sa volonté. »

Neptis saisit un bras articulé au-dessus de mon fauteuil. En descend une seringue de cuivre, qu'il approche lentement de mon biceps. Il susurre :

« Vous avez beaucoup à me dire, Laetere XIV/2... »

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⏰ Dernière mise à jour : Feb 21, 2022 ⏰

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Sous des milliers de soleils, Livre I : OcritOù les histoires vivent. Découvrez maintenant