Chapitre 1

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 Enfant, on me promettait le meilleur. Ma famille, mes amis, les livres... Autant d'exemples de vies futures possibles, semblaient me montrer le chemin vers un avenir radieux tout tracé. J'aurai un mari, deux enfants, un labrador, et une maison que je serai fière d'entretenir, et ma vie serait géniale. Non que cette voie m'attirait particulièrement, mais parce que si les autres parvenaient à être heureux de cette façon, je le serai forcément aussi. En réalité, je ne me posais pas vraiment la question, je ne doutais pas que ma vie serait ainsi, et rien de plus. Ce chemin de vie auquel j'aspirais, était à mes yeux une vérité générale.

 Et puis j'ai rencontré Alice. Elle était l'archétype de la fille dont toutes mes instances de socialisation — mes livres, mon entourage — m'avaient toujours mis en garde : elle portait ses cheveux très courts, avait un tatouage sur l'épaule et un piercing au nombril qu'elle savait mettre en valeur avec ses crop tops et ses jeans troués taille basse, elle détestait les chiens auxquels elle préférait les chats, et puis surtout, elle était ouvertement lesbienne.

 Je m'en suis tout de suite méfiée. Ou peut-être pas suffisamment, car j'étais alors persuadée qu'il y avait de "bons" chemins de vie et des "mauvais". Et j'étais encore plus persuadée que ma vision du futur représentait un "bon" chemin de vie, tandis qu'Alice était bien partie pour emprunter le "mauvais" ; j'en étais fière, et un peu triste pour Alice que j'imaginais comme un pauvre petit animal perdu au milieu de ces normes de vérités générales. Une autre illusion encore : la certitude d'incarner le rôle du personnage principal ; ce qui n'est pas faux en soi, mais doit être conditionné à notre propre existence. Chacun de nous est le personnage principal de sa propre existence, je n'étais donc, de fait, pas le personnage principal de la vie des autres, mais n'en avais pas encore réellement conscience. En héroïne que j'étais, je voulus en savoir plus, comprendre comment quelqu'un pouvait ne pas suivre cette vérité générale.

 Une fois, je lui demandai : « Comment donc feras-tu pour avoir des enfants, si tu n'aimes pas les hommes ? » Elle hésita un instant, incertaine, avant de répondre : « Je ne sais pas trop ce que tu imagines, mais le fait que je sois lesbienne n'a rien à voir avec le fait d'aimer ou non les hommes. Et cela ne signifie pas non plus que je ne puisse pas avoir d'enfants, il existe de nombreux moyens comme l'adoption ou la procréation médicalement assistée. Mais tu ne m'as pas demandé ce qui importe : la question n'est pas tant de savoir si je peux en avoir, mais si je le souhaite, et je n'aurai pas d'enfants parce que je n'en veux pas. »

 Sa réponse me mit extrêmement mal à l'aise, il ne s'agissait pas d'une question de choix selon moi. Comment pouvait-elle envisager de ne pas avoir d'enfants ? C'était pourtant là un besoin naturel, que toute femme était censée ressentir. Que se passerait-il si, demain, tout le monde se mettait à penser de cette manière ? Les générations ne seraient pas renouvelées et il n'y aurait plus d'humains sur Terre. Car il s'agissait là, à mon sens, du but même de l'existence, de toute vie — humaine ou non d'ailleurs — : assurer la survie de l'espèce en procréant.

 Alors que je tâchais de lui expliquer maladroitement cela, elle répliqua calmement mais visiblement en colère : « Est-ce vraiment ainsi que tu veux vivre ? Vivre dans le seul but de survivre et rien d'autre ? » Et elle s'éloigna, manifestement contrariée.

 Cette remarque me donna à réfléchir, mais je ne lui fis pas savoir, elle en aurait été trop heureuse. Je crois qu'il s'agit là de ce que les professeurs de sociologie nomment : la socialisation secondaire. Celle qui vient contredire toutes les certitudes, conduisant l'adulte en devenir à exercer pour la première fois son esprit critique et à se forger ses propres opinions, sa propre identité ; au prix souvent de toute sa confiance en lui et en l'autre. Lorsque les certitudes sur lesquelles tu as construit l'entièreté de ta vie se brisent, la chute est haute, et parfois mortelle.

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