3 - Entre deux

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Le garçon soufflait et ruisselait comme un bœuf après sa course effrénée.

Le loup haletait à grand bruit lui aussi.

Mais ils avaient réussi leur mission.

Tory installa le corps inerte et enveloppé dans un linge, sur sa couche. Il vérifia son pouls pour la énième fois, qui était toujours régulier. Puis, il jeta un œil au cadran lunaire : ils ne devraient pas tarder à arriver. Ainsi exposé, il craignait non pas pour sa propre vie, mais pour celle de son mystérieux colis.

Plus tôt dans la soirée, le garçon et le loup avaient traversé le couvert des arbres, s'enfonçant dans la forêt à la recherche d'une subtile faille. Tory le savait, c'était ce soir. Il avait senti le temps se contracter sur lui-même, la brise se raréfier et la terre frissonner sous ses pas. Ils avaient marché, mus par une intuition primitive et inexplicable. En transe, le garçon avait vu ses bras se couvrir davantage de plumes châtaines et brunes, ses iris se colorer d'ambre et ses pommettes se rétracter autour de son nez calcifié. Le loup l'avait suivi, humant l'air à la recherche d'un changement d'ambiance. Ils avaient marché sans échanger un mot, dans cette étrange obscurité.

Le garçon marqua enfin l'arrêt devant un arbre immense et le contempla avec la béatitude d'un religieux face à un miracle. S'approchant de sa cime, le cœur du sequoia propulsait sa sève dans son tronc dans un battement régulier. Tory posa son oreille contre ce géant, pendant une bonne heure. Valcor guettait toujours leurs arrières à la recherche de loupiotes écarlates, d'odeur de putréfaction ou d'un changement d'air.

Enfin, Tory fit un pas en arrière. La porte n'était pas ici, mais l'arbre lui avait transmis son lent et unique message « Entre deux ».

Il remercia le guide sylvestre en enterrant une mèche de ses cheveux à ses pieds. Il fit de nouveau un pas, de côté cette fois, et l'aperçu. Aussi infime qu'une soie d'araignée, la faille du temps qu'il cherchait s'étirait entre deux arbrisseaux. 

Toujours sans émettre un son, il guida Valcor entre les deux jeunes arbres. L'animal avança avec confiance et l'instant d'après, avait disparu. Le garçon surveilla alors à son tour les environs. Il sortait peu à peu de sa transe qui lui donna une bouche pâteuse et un fort mal de crâne, il but alors une gorgée de sa gourde. L'air était toujours aussi dense, la terre continuait de fourmiller et le temps allait bientôt se décontracter, ramenant de ses entrailles son ami et ce qu'ils étaient venus chercher.

Il vérifia, plus par obsession que par oubli, le nombre de flèches dans son carquois. Les sept étaient toujours intacts, taillées avec précision et garnies de plumes d'afath. Le contact des plumes sur ses doigts le rassura. Son corps était aussi tendu que la corde de son arc.

C'était la concrétisation de la mission qu'il menait depuis de longues années, et il était le seul à pouvoir la mener à bien. Dès qu'ils auraient récupéré ce qu'ils cherchaient, ils repartiraient dans le refuge en attendant l'arrivée des elfes. Le renfort qu'ils leur offraient était non négligeable. Ensuite, une fois qu'il serait sûr que l'étrangère serait en sécurité, il avisera.

Il attendit presque une heure de plus dans la densité de la nuit, quand enfin, la bouche de la faille s'ouvrit de nouveau en un claquement de doigts et le loup reparut, accompagné d'un lange aussi long qu'un homme, entre ses quatre pattes. L'animal avait doublé de volume, ses yeux perçaient l'ombre et son dos était rond de menace. En un mouvement d'œil et de truffe, il ne perçut que son jeune ami.

Tory se précipita vers le corps enrubanné et le saisit sans ménagement contre lui. Ensemble, ils se sauvèrent comme des profanateurs de tombe. Pendant sa course, le garçon palpa le pouls qu'il trouva à travers l'enchevêtrement de tissu.

Il battait.

Le garçon essuya de nouveau son visage en sueur avec un linge, ses mèches châtaines lui tombaient dans les yeux. Il vérifia encore ses flèches dans son carquois et se posta au côté de son ami lupin, à l'entrée du refuge. La bulle de plâtre qui les surplombait, représentait une bien maigre protection.

Tous les sens en éveil, à l'affut du moindre son, odeur ou vision suspectes, les deux compères attendaient le gardien qui allait prendre en charge cet étrange entrelacs de tissu, allongé sur le lit.

Tory effleura une énième fois ses flèches dans son carquois. Six dans son dos et la septième entre ses doigts et la corde de son arc.

Soudain, leurs paupières furent prises d'une violente chape de plomb.

Ils étaient aveugles.

Muets.

Sourds.

Un trou noir.

Un vide.

Une lumière éclatante l'éblouit, il voulut mettre sa main en visière, mais il n'avait plus de mains. Plus de corps. Juste ses sens de nouveau en alerte.

« — Merci de nous l'avoir amené jusqu'ici, on va prendre en charge la suite des opérations, résonna une voix de femme.

— Mais on avait convenu de faire le voyage ensemble !

— Les choses ont changé.

— Et tu vas laisser nos corps plantés là, félonne !

Un rire ricocha sur les parois de son psychisme.

— Faites de beaux rêves. »

Avant de le laisser rétorquer, elle claqua desdoigts et le décor s'évanouit.

Les chroniques d'Altan Hùr - Livre 1: Le secret d'IsíndhOù les histoires vivent. Découvrez maintenant