Les Sept Princes de l'Enfer

Satan se recueillit un instant devant l'imposante porte conduisant à la salle à manger de son palais. C'était un grand prince qui établissait aisément son royaume partout où il le désirait. Il attirait à lui tous les hommes dont il en faisait ses sujets. Il avait ainsi conquis la Terre et la gouvernait. Aucun homme ne lui résistait : François d'Assise, bien que connu pour servir son plus grand ennemi, avait commencé par lui obéir en abusant de ses richesses ; Jean, le meilleur ami du Fils de son Ennemi, avait aussi obéi à Satan bon nombre de fois. Il avait ainsi réussi à affecter son Ennemi, lui, Satan. Il prenait conscience chaque jour de sa puissance qui ne faisait qu'augmenter. Et il espérait un jour Le détrôner.

Il étendit sa main à l'horizontal, les portes s'ouvrirent devant lui. Le diable avança d'un pas lent et assuré. Le sol lisse et immaculé reflétait tout ce qui passait dans la salle. Les pas étaient suivis d'un serpent très petit qui se tortillait de droite et de gauche en essayant d'atteindre l'allure de son maître. Il soufflait comme un bœuf, étirant sa langue à deux branches aussi loin qu'il le pouvait.

Satan parvint au centre de la pièce où une table était dressée, supportant le poids important de denrées disposées avec soin. Six autres démons se trouvaient là, autour du buffet. Le Conseil des Sept Princes de l'Enfer commençait...

Au moment même de son entrée, la pièce changea d'ambiance. Le mobilier se ternit, un courant d'air froid, émanant du diable en personne, se répandit dans la salle. Aucun des esprits maléfiques présents n'accordèrent d'attention au nouveau venu. Satan leva les sourcils. Il ne comprenait pas comment Léviathan s'était retrouvé à côté de Belphégor. Il était étonné de voir Belzébuth lorgner sur la nourriture, baver sur la nappe rouge sang, et se tordre les ongles dans tous les sens mais sans se jeter sur la cuisse humaine qui le narguait juste devant lui. Lucifer paraissait prendre sur lui, peut-être trop, pour s'abaisser à écouter Mammon lui parler de ses comptes et richesses. Et pour une fois Asmodée se tenait tranquille, se contentant de regarder Belphégor avec insistance. Satan tourna légèrement la tête de façon à voir les six démons de travers. Il fut rassuré : il pouvait voir de cette manière les sortilèges que chacun envoyait en douce aux autres. C'était des boulettes de fumée endiablées et de toutes les couleurs, valsant à travers la table, des maléfices destinés à se provoquer les uns les autres pour faire éclater la concurrence face au Prince Suprême. Mammon reçut une boulette odorante de la part de Lucifer dont la patience avait atteint ses limites. Il toussa en projetant quelques dents pourries sur la nappe blanche. La tête toujours de travers, Satan put contempler ses racines rouges. Il papillota des yeux, refit un tour de table d'un regard, soupira, remit sa tête en place, accompagnant ce mouvement de plusieurs craquements successifs jusqu'à ce que sa position initiale fut atteinte. Il prit place à table. Le serpent achevait de le rejoindre, plus mort que vif, déjà étalé de tout son long à ses pieds. Satan lui jeta un regard constatif avant de le reporter sur la nappe bleue regorgeant de ses plats préférés. Il se servit de la viande humaine, laissant ses subordonnés à leurs débats hypocrites.

- Avez-vous lu l'Apocalypse ? interrompit-il subitement.

Cela fit l'effet d'une douche froide au milieu d'un feu infernal. Belzébuth, qui avait finalement succombé à la tentation de dévorer l'épaule d'un esprit damné, rendit l'âme en s'étouffant.

- Mais..., commença timidement Lucifer avant de se raviser.

Satan lui jeta un regard flamboyant. Lucifer ne put le supporter, l'éclat blanc venant de ses yeux illuminait la salle du Conseil. Il ne dura pas longtemps : un rayon rouge apparu au centre du faisceau et se propagea, gagnant sur le blanc. Satan se rejeta sur son dossier, épuisé. Il était capable d'imiter n'importe quoi, n'importe qui, mais pas le regard de son Ennemi. Celui-là, personne ne parvenait à le regarder. Satan s'entraînait, mais il commençait à désespérer.