Loin du froid de décembre

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Je l’ai rencontré en 1916, un jour d’hiver. Il était seul, assis sur les marches d’un escalier qui menaient à une petite boutique.
La première chose que j’ai remarqué chez lui : était ses cheveux d’or, coiffés d’une étrange façon. Il portait un manteau à fourrure beige, une écharpe rouge, ainsi que des petits gants à trous, qui laissaient apercevoir le bout de ses doigts rougis par le froid. Le regard perdu dans le vague.

Je l’ai envié... Il devait être au chaud dans ses habits, tandis que moi, j’avais à peine de quoi me couvrir. On ne venait pas du même milieu, s’en était certain. Mais malgré tout, j’avais cette envie irrésistible de l’aborder.

Je m’étais approché, la neige crissant sous mes pieds. Il avait dû m’entendre – ou était-ce mon regard insistant qui l’avait mis mal à l’aise –, car il m’avait regardé dans les yeux.
Ils étaient beaux, ses yeux : un désert infini s’y reflétait, tel que j’eu envie de m’y perdre, loin du froid de décembre.
Il m’avait souri, fermant ses yeux par la même occasion.

Je détestais son sourire.

La porte du magasin s’était ouverte et je partis en courant, la peur avait commencé à s’emparer de mon cœur.

Le lendemain, je l’ai revu, assis sur les mêmes marches d’escalier, devant cette même boutique. Mais cette fois-ci, au lieu de regarder dans le vide, il semblait chercher quelqu’un.
Il m’avait vu, m’avait souri et s’était mis à courir vers moi.

“Ouf, j’avais peur d’être venu pour rien. Je t’ai attendu longtemps, tu sais ?”

Il avait dû voir mon air interrogatif, car il ne perdit pas de temps avant de reprendre la parole.

“Keigo, enchanté. Je t’ai vu m’observer hier et d’un coup, t’avais pris la fuite !”

Il avait accompagné ses dires en faisant des signes avec ses mains, comme pour dire : pouf, disparus !

Il n’avait pas besoin de se présenter, je l’avais reconnu. Enfaite, tout le monde l’aurait reconnu s’ils avaient pris le temps de le regarder.
Keigo Takami : le quatrième fils du tsar de Russie.

“Tu dois avoir froid ! Tiens, prends mon écharpe, je te l’offre.”

Il avait enroulé son écharpe autour de mon cou, en faisant attention à ne pas trop serrer.

“Merci” C’était tout ce que je réussi à dire.

Après ça, on avait parlé pendant une bonne heure, enfin, il parlait tout seul. J’acquiesçais de temps en temps, pour montrer que je l’écoutais, mais la vérité était autre. J’avais les joues en feux et le cœur qui battait si fort, que je cru qu’il allait sortir de ma poitrine. Sa voix était sublime, ses paroles se transformaient en une valse de mots dans ma tête.
Mes pensées avaient commencé à divaguer, et je pris la fuite, honteux de ces songes corrompus.

Et au loin, un écho, comme une braise sous la cendre, un murmure à mi-mots, que mon cœur veut comprendre comme un “je t’aime” de sa part.
Je me sentais mal,
je me sentais sale.
J’étais amoureux, mais je n’avais pas le droit.
Car c’était un homme, tout comme moi.

Je ne pus m’empêcher d’aller le revoir le lendemain, mon corps était maître de lui-même et refusait d’écouter ma conscience qui lui criait de faire demi-tour.
Il était toujours là, avec son sourire atroce qui m’empêchait de voir ses prunelles qui renfermaient le soleil.

“Désolé pour hier, j’ai dû te mettre mal à l’aise à force de ne parler que de moi”

Non, au contraire, j'aurais pu l'écouter parler toute une journée tant sa voix était belle.

Il s’était gratté l’arrière de la tête, l’air gêné.

“En tout cas ça me fait plaisir que tu sois revenu !”

Il arborait toujours un air enjoué et ne semblait pas être influencé par le mauvais temps de ce mois de décembre.

Une semaine s’était écoulée durant laquelle j’avais passé les meilleurs moments de ma vie.
On avait construit un bonhomme de neige, qui avait plutôt bien tenu, jusqu’à ce que des gamins viennent le détruire. Je leur avais couru après, sous les éclats de rire de Keigo, bien décidé à leur flanquer la raclé du siècle ! Mais ces morveux courraient super vite. J’avais dû me résigner à abandonner en voyant que je les avais perdus de vu dans la foule.

On avait joué tous les jours dans cette neige qui ne fondait jamais. Je me souviens, il me semble, des jeux qu’on inventait ensemble. Je retrouve dans un sourire, la flamme de mes souvenirs.

Le dernier jour, on s’était disputé pour une raison futile. Je l’avais rendu triste, lui qui était toujours aussi joyeux.
Je l’ai regretté... Et je le regrette encore aujourd’hui.
Car cette dispute, avait été les derniers mots qu’on s’était échangés.
Et son visage baigné de larmes, avait été la dernière image que j’eus de lui.

Je n'ai pas osé retourner le voir le lendemain pour m'excuser, ni les jours suivants. Puis une révolution avait éclaté et il fut assassiné ainsi que toute sa famille.

J'ai été pendant longtemps inconsolable, rongé par les remords et la culpabilité, convaincu que sa mort était de ma faute.

Plus de dix ans se sont écoulés, et pourtant, chaque fois que je pose mes yeux sur l’écharpe qu’il m’avait offerte ce jour-là, des images me reviennent comme un souvenir tendre, je repense à son sourire, autrefois en décembre.
Celui-là même que je détestais tant, en priant chaque soir, dans l’espoir de le revoir un jour.

Touya T.

11/03/22

Loin du froid de décembreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant