Chapitre 1

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ROXANNE

Près de Grenoble, de nos jours...

Ce que nous nous apprêtions à faire était parfaitement illégal.

Immoral, sans doute.

Interdit, certainement.

Mais nous étions amoureux... et prêts à en payer le prix.

Hans plus que moi, pour être honnête. Il s'était levé aux aurores pour charger la voiture, et m'avait réveillée avec un pain au chocolat en guise d'offrande. Il n'en fallait pas plus pour que je me rue dans ses bras, un faux sourire plaqué sur mes lèvres gercées par le stress.

J'étais déterminée à oublier les cauchemars qui avaient troublé ma nuit.

Moi, seule, agenouillée devant la tombe de mes parents.

Moi, seule, agenouillée devant la tombe de ma sœur.

Moi, seule, agenouillée devant la tombe de mon petit ami.

Heureusement, ledit petit ami était encore vivant et m'avait réconfortée d'un baiser sans évoquer les cernes qui creusaient ses propres yeux, dommages collatéraux de la semi-insomnie à laquelle je l'avais condamné.

Je m'étais peut-être détournée de mon père et de ma mère quand j'avais soutenu ma grande sœur – Allie –, qu'ils avaient tous les deux reniée à la suite de son coming out transgenre, mais j'avais gagné Hans ; Hans était là, lui. Et je savais, j'espérais qu'il ne m'abandonnerait jamais. Il était youtubeur spécialisé dans l'urbex paranormal. Pas connu, bien que passionné. Je l'accompagnais rarement dans ses explorations, mais notre destination du jour m'avait intriguée : le château de Mussy. Trois cent quatre ans, et encore toutes ses tours !

Hans ne m'en avait dit que du bien, évidemment. Il savait qu'une bâtisse du XVIIIe siècle, même abandonnée, m'attirerait trop pour que je me défile de nouveau. J'avais donc sacrifié mon week-end pour le suivre, à une cinquantaine de kilomètres de notre petit appartement grenoblois. Jusque-là, je ne le regrettais pas. Malgré la fraîcheur du mois d'avril, notre vieille Volkswagen filait face au vent, toutes vitres ouvertes sur la campagne iséroise. En découvrant le sentier sinueux qui s'enfonçait dans la forêt, je crus m'être égarée au milieu d'un monde fantastique empli de magie et de créatures féeriques.

— Je devrais sortir de la maison plus souvent... soupirai-je en triturant mes doigts.

J'avais l'impression de vivre un rêve éveillé, moi qui aurais tout donné pour habiter dans une cabane au fond des bois, uniquement entourée de plantes et de livres, sans tolérer aucune autre présence que celle de Hans.

Et ses chats, Bob et Vladimir.

— Tu es introvertie, me rappela mon petit ami.

Sa main droite enserra mon poignet, mettant fin à ma torture silencieuse. De jour comme de nuit, il était le phare qui guidait mes pensées enténébrées loin des récifs vers lesquels elles dérivaient sans cesse. Ceux-là mêmes qui avaient failli me briser durant l'enfance, puis à l'adolescence...

Il était mon sauveur, et j'étais sa naufragée.

— Peut-être, admis-je après un temps, mais ce n'est pas une excuse pour autant.

Hans ne releva pas, feignant d'être concentré sur la route. Il avait beau respecter mon mode de vie, il ne comprenait pas pourquoi je ne parvenais pas à m'intégrer au monde réel. Comment aurait-il pu ? Il avait des amis, lui. Des gens avec qui passer des soirées dans un bar ou tout autre endroit plus stimulant que notre sempiternel T2 débordant de plantes et d'ennui. Car même si je prétendais régulièrement le contraire, l'appartement était devenu une cellule où je me réfugiais dès la fermeture de la boutique de fleurs dans laquelle je travaillais, appréhendant le moindre détour, la moindre rencontre malheureuse. Je ne m'y enchaînais pas, mais je n'étais pas libre pour autant : l'anxiété était la geôlière qui me reconduisait chaque soir aux portes de ma prison.

J'examinai mes ongles rongés, plus inquiète que je ne souhaitais le montrer. Même si Hans m'apaisait, j'étais tenaillée par la triste et perpétuelle peur de ne pas être à la hauteur. Ma solitude extrême confinait à la folie ; je culpabilisais à chaque doute, chaque erreur, incapable de réduire au silence l'absurde voix intérieure qui me répétait que je ne serais jamais, jamais assez bien pour lui.

— Alors, ce château ? repris-je après avoir inspiré un grand coup.

Un sourire se dessina au coin de sa bouche. Il appréciait les efforts que j'avais fournis ; j'étais parvenue à redresser la barre.

— Tu vas en tomber amoureuse.

— À ce point ?

— Tu ne voudras plus jamais rentrer à la maison, après l'avoir vu ! persista-t-il en s'engageant dans un ultime virage. Il paraît qu'il renferme une bibliothèque secrète.

Hans me connaissait bien : il savait que La Belle et la Bête n'était pas mon dessin animé préféré pour rien.

— Tu risques de le regretter, l'avertis-je. Je refuserai très certainement de partir avant de l'avoir trouvée.

— Je n'en attends pas moins de toi, Roxy.

Ses yeux mordorés s'embrasèrent et me réchauffèrent de l'intérieur. Sa peau noire brillait sous les rayons du soleil, là où la mienne rougeoyait déjà en l'absence de crème solaire. J'allais probablement devoir me tartiner de Biafine durant les trois prochains jours, mais je m'en moquais : nous étions heureux, tous les deux. C'est tout ce que je voulais. Tout ce que j'avais toujours désiré.

— Prête ? demanda-t-il en garant la voiture derrière un bosquet, à l'abri des regards.

Je fixai sa mâchoire serrée. Comme à chaque nouvelle expédition, Hans était stressé. Il avait conscience des dangers de l'urbex et veillait toujours à respecter les lieux qu'il visitait clandestinement, mais ça ne l'empêchait pas de se sentir nerveux.

Pas parce qu'il craignait de se faire prendre, non, mais par peur de rencontrer quelque chose ou quelqu'un dont l'existence même défiait les limites de l'entendement humain. Son loisir dominical ne se résumait pas à une dose d'adrénaline : c'était autant une introspection qu'une exploration.

Sa passion sans cesse renouvelée avait précipité ma chute, au même titre que son empathie et la gratitude qu'il témoignait à l'égard de tous, y compris ceux qui ne cessaient de le décevoir. Même si je l'avais voulu, il m'aurait été impossible de ne pas tomber éperdument amoureuse de Hans Feuerbach.

— Plus que jamais ! lançai-je avec enthousiasme.

En vérité, j'ignorais ce qui nous attendait au-delà des immenses grilles en fer forgé qui se dressèrent soudain face à nous. Et même si je l'avais su, ça n'aurait rien changé. Car on ne se prépare pas à un tel cataclysme.

Pas quand notre existence entière s'en trouve bouleversée.

Pas quand tous nos sentiments, souvenirs et expériences se voient balayés par une bourrasque, un regard, un baiser.

Pas quand on prend conscience qu'une fois le choc passé, lui... moi... nous ne serons définitivement plus les mêmes. 

SYLPHIDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant