Chapitre 3

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  Un violent choc me secoue la tête et me réveille en sursaut.
— C’est le ferry Titan, annonce mon père. Désolé, ça secoue toujours un peu sur la passerelle.
Un peu décontenancée, je lève les yeux vers lui, et puis tout me revient.
Ma mère est morte hier soir. Mon père n’en sait rien. J’ai une demi-sœur et une belle-mère.
Je regarde par la fenêtre, mais des rangées de voitures me bouchent la vue dans toutes les directions.
— Qu’est-ce qu’on fait sur un ferry ?
— Il y a des travaux sur l’autoroute ; à cette heure de la journée, on rejoint plus vite Port Bolivar par la mer.
— Mais où est-ce que ça nous mène ?
— Là où se trouve la résidence d’été d’Alana. Tu vas adorer.
— Une résidence d’été ? Tu as épousé quelqu’un qui possède ce genre de propriété ?
Il a un petit rire amusé.
Voilà deux ans, quand j’ai passé mes vacances chez lui, il habitait un appartement d’une pièce dans l’État de Washington, et je dormais dans le canapé. Maintenant, il a une épouse et plusieurs maisons ?
Je le dévisage un instant et comprends pourquoi il me paraît si différent. Ce n’est pas l’âge. C’est l’argent. Lui qui n’a jamais été riche. Même pas un peu. Il gagnait juste ce qu’il faut pour élever son enfant et se payer un studio de célibataire, quitte à faire des économies en se coupant lui-même les cheveux et en utilisant plusieurs fois un gobelet en plastique.
À présent, il me semble évident que ses petits changements proviennent de son argent. Il va chez le coiffeur, s’achète des vêtements de marque, une voiture avec des boutons plutôt que des poignées.
Et là, j’aperçois au centre de son volant un félin bondissant.
Mon père conduit une Jaguar.
Je sens mon visage grimacer, si bien que je me détourne vers la fenêtre pour qu’il ne voie pas ma répulsion.
— Tu es riche, maintenant ?
Il se remet à rire et je déteste ce son condescendant.
— J’ai obtenu une promotion voilà quelques années, mais pas du genre à me permettre d’acheter des résidences d’été. Le divorce d’Alana lui a procuré quelques avantages ; en même temps, elle est dentiste, alors elle s’en tire bien.
Dentiste.
La vie est dure.
J’ai grandi dans une caravane avec une mère droguée et voilà que je vais m’offrir un été dans une maison au bord de l’océan avec une belle-mère qui a passé un doctorat, ce qui signifie que sa gamine est pourrie gâtée et que nous n’avons aucun point commun. J’aurais dû rester dans le Kentucky.
Je ne suis déjà pas à l’aise avec les gens, alors encore moins avec ceux qui ont de l’argent. Il faut que je sorte de cette voiture. Il me faut un moment pour me reprendre.
Je me redresse sur mon siège afin de vérifier par la fenêtre si d’autres gens quittent leur véhicule. C’est la première fois de ma vie que je me retrouve au bord de la mer, car mon père vivait avant à Spokane, plus près de la frontière canadienne que de l’océan. Jusqu’ici, je n’ai mis les pieds que dans deux États : celui de Washington, et le Kentucky.
— On a le droit de sortir ?
— Oui, répond-il. Il y a une terrasse panoramique là-haut. La traversée dure environ un quart d’heure.
— Tu descends ?
Il sort son téléphone en secouant la tête :
— Je dois passer quelques coups de fil.
J’ouvre la portière, sors et observe un instant l’arrière du ferry, bondé de familles qui jettent des miettes de pain aux mouettes ; il y a également une foule à l’avant, ainsi que sur la terrasse panoramique, alors je m’éloigne de la Jaguar pour que mon père ne me voie plus. L’autre bord du bateau semble désert, si bien que je me faufile entre les voitures.
Arrivée devant la rambarde, j’agrippe la main courante et me penche afin de contempler l’océan pour la première fois de ma vie.
Si la clarté avait une odeur, ce serait celle-là.
Jamais je n’ai respiré un air si pur. Je ferme les yeux pour inhaler encore plus profondément cet air salé ; à croire qu’il efface l’atmosphère viciée du Kentucky qui tapisse mes poumons.
La brise soulève mes cheveux, alors je les réunis et les enroule avant de les fixer avec un chouchou que je porte depuis le matin autour du poignet.
Les yeux tournés vers l’ouest, je regarde le ciel qui commence à se teinter de rose, d’orange et de rouge. J’ai vu mille fois le jour tomber mais jamais avec un soleil juste séparé de moi par l’océan et une petite parcelle de terre. On dirait qu’il flotte au-dessus de la terre comme une flamme mouvante.
C’est la première fois qu’un coucher de soleil me produit un tel effet ; j’en ai les larmes aux yeux.
Dire que je n’en ai pas encore versé une pour ma mère, alors que je me laisse ainsi émouvoir par une scène si courante de la nature.
Je ne peux pas m’en empêcher. Tant de couleurs qui tourbillonnent dans le ciel, comme si la terre écrivait un poème sur les nuages, pour transmettre sa reconnaissance à ceux qui en prennent soin.
J’inhale une autre bouffée d’air, dans l’espoir de m’emplir à jamais de cette sensation, de cette odeur et du cri des mouettes. J’ai peur que tout ça ne s’efface peu à peu. Je me suis toujours demandé si les gens qui vivaient au bord de la mer l’appréciaient moins que ceux qui ont pour vue le jardin miteux de la maison qu’ils louent.
Apparemment, tout le monde n’est pas comme moi. Quelques personnes admirent le paysage mais la plupart restent dans leur voiture.
Si je dois passer tout l’été avec de tels spectacles, est-ce que moi aussi je finirai par m’en lasser ?
À l’arrière du ferry, quelqu’un crie qu’il y a des dauphins et, si j’adorerais en voir, je goûte également l’idée de me retrouver une fois de plus loin de la foule. Tout le monde se masse comme des insectes dans la lumière d’un soir de juin.
J’en profite pour filer à l’avant, désert, complètement isolé des voitures.
J’aperçois à mes pieds un morceau de pain de mie à moitié entamé. C’était sans doute ce que les enfants jetaient aux mouettes. Quelqu’un a dû en laisser tomber un peu en se précipitant pour aller voir les dauphins.
Mon estomac se met à gargouiller immédiatement ; je n’ai presque rien mangé depuis vingt-quatre heures, à part un sachet de bretzels dans l’avion. Sinon mon dernier repas remonte au déjeuner d’hier au boulot, et encore, j’ai juste avalé quelques frites.
Je regarde autour de moi pour m’assurer que personne ne traîne dans les parages, et puis je ramasse le pain de mie, en prends une tranche et repose le paquet par terre.
Adossée à la balustrade, je la mange par petits morceaux, lentement, comme toujours.
On a tort de croire, du moins dans mon cas, que les gens pauvres engloutissent la nourriture quand ils en trouvent. Moi, je l’ai toujours savourée car je ne savais pas quand je pourrais en manger de nouveau. En grandissant, quand j’arrivais au bout d’un sachet de pain, je faisais durer la dernière tranche toute la journée.
Il va falloir que je m’habitue à autre chose cet été, surtout si la nouvelle épouse de mon père fait la cuisine. Ils prennent sans doute leurs repas ensemble. Ça va me faire drôle.
Dire que je vais devoir m’habituer à manger régulièrement…
J’avale un autre morceau de pain puis me retourne pour examiner le ferry. Il y a écrit TITAN sur le côté du pont supérieur en grosses lettres blanches. Quelques personnes traînent devant, à contempler la mer. Les dauphins doivent avoir disparu.
Parmi eux, mon attention est attirée par un type qui tient un appareil photo, l’air de complètement penser à autre chose. La sangle n’est même pas enroulée à son poignet. À croire qu’il a tout ce qu’il faut chez lui pour le remplacer s’il le laissait tomber.
L’objectif est pointé vers moi. Du moins, c’est l’impression que ça me donne.
Je l’observe encore, il n’a pas changé de position ; bien qu’il se trouve au niveau supérieur du ferry, mon instinct de défense se met aussitôt en alerte. Comme chaque fois que je trouve quelqu’un attirant.
Dans un sens, il me rappelle les garçons du Kentucky qui reviennent au lycée après avoir passé un été brûlant dehors, à la ferme, le teint hâlé, la chevelure striée de mèches décolorées par le soleil. Je me demande de quelle couleur sont ses yeux.
Non. Je ne me le demande pas. Je m’en fiche. L’attirance mène à la confiance qui mène à l’amour, choses dont je ne veux pas entendre parler. J’ai appris à rembarrer plus vite qu’à me laisser attirer. Comme un interrupteur, à peine m’a-t-il attirée que je le trouve déplaisant.
De ma place, je n’arrive pas à interpréter son regard. Je ne sais pas trop comment décrypter les gens de mon âge, car je n’ai jamais eu beaucoup d’amis, encore moins parmi les gens riches.
J’examine un instant ma robe, fripée, délavée, mes tongs que j’ai réussi à garder intactes pendant deux ans, la demi-tranche de pain qui me reste dans la main.
D’un seul coup, la présence de ce mec me dérange.
Depuis combien de temps prend-il des photos de moi ?
M’a-t-il surprise en train de voler la tranche de pain ? M’a-t-il photographiée en train de la manger ?
Compte-t-il la publier sur Internet pour qu’elle devienne virale comme ces clichés cruels de gens au supermarché ?
Confiance, amour, attirance, déception : j’ai appris à me protéger de ces sensations, mais on dirait que je ne suis pas encore venue à bout de la gêne. Elle m’enveloppe des pieds à la tête d’une vague de chaleur intense.
Il y a toutes sortes de gens dans ce bateau. Les vacanciers avec leur Jeep, en tongs et la peau brillante de crème solaire. Les hommes d’affaires, en costard, toujours assis dans leur voiture. Et puis il y a moi. La fille qui ne peut pas se payer de voiture ni de vacances.
Je n’ai rien à voir avec ces passagers de luxe. Le type à l’appareil photo me dévisage encore. Peut-être qu’il se demande ce que je fiche sur ce ferry, parmi tous ces gens, alors que je porte des fringues pourries et que je me débats entre mes impasses, mes ongles noirs et mes petits secrets.
En face de moi, une porte s’ouvre sur une zone protégée du ferry ; je me précipite, me glisse à l’intérieur, me faufile dans les toilettes sur ma droite, tire le verrou derrière moi.
Je me regarde dans la glace. Je suis toute rouge et me demande si ça vient de ma gêne ou de l’intense chaleur du Texas.
J’ôte l’élastique de mes cheveux, essaie de les recoiffer avec mes doigts.
Je n’arrive pas à croire que j’aie une tête pareille, alors que je vais faire connaissance avec la nouvelle famille de mon père. Ce sont sans doute des femmes qui passent leur temps entre salons de coiffure et manucures, sans compter les médecins chargés de lisser leurs imperfections. Elles doivent s’exprimer dans une langue parfaite et sentir bon le gardénia. Alors que je suis pâle et moite, et que je dois sentir un mélange de moisi et de friture McDonald’s.
Je jette le reste de mon pain à la poubelle puis me regarde de nouveau dans la glace mais n’y vois toujours que la pire version de moi-même. Peut-être que la perte de ma mère m’affecte plus que je ne veux l’admettre. J’ai sans doute appelé mon père un peu trop vite, car je n’ai pas envie de vivre ici.
Mais là-bas non plus.
En fait, j’ai du mal à vivre.
Point.
Je remonte mes cheveux en soupirant, rouvre la lourde porte métallique qui claque bruyamment derrière moi. J’avance à peine de deux pas avant de m’arrêter lorsque quelqu’un se détache du mur de l’étroit corridor pour me bloquer la sortie.
Et je me retrouve à fixer l’expression impénétrable du type à l’appareil photo. Il me contemple comme s’il savait que je me trouvais là et venait à ma rencontre.
Maintenant que je suis plus près de lui, je me rends compte que je me trompais sur son âge. En fait, il semble bien avoir quelques années de plus que moi. À moins que la richesse ne vous fasse paraître plus vieux. En tout cas, il respire la confiance en soi, il sent l’argent à plein nez. Je ne le connais pas mais je sais déjà que je le déteste.
Au moins autant que tous ceux de son espèce. Il croit pouvoir prendre en photo une fille pauvre et vulnérable en train de vivre un moment difficile, en brandissant son appareil comme l’enfoiré qu’il est.
J’essaie de le contourner pour rejoindre la sortie, mais il fait un pas pour me barrer le passage. Ses yeux (d’un bleu pâle hallucinant, dommage) parcourent mon visage et je déteste l’idée qu’il se trouve aussi près de moi. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que nous sommes bien seuls puis dépose discrètement quelque chose dans ma paume. Un billet de vingt dollars, plié en deux.
Comprenant où il veut en venir, je relève la tête. Nous nous trouvons devant des toilettes. Il sait que je suis pauvre.
Il s’imagine que je suis assez désespérée pour l’attirer là-dedans et gagner l’argent qu’il vient de me glisser dans la main.
En quoi mon attitude laisse-t-elle entendre une chose pareille ? Qu’est-ce qui donne cette impression ?
Ça m’exaspère tellement que je froisse le billet et le lui jette à la figure, mais il s’esquive souplement.
Alors je lui arrache son appareil des mains, le retourne, à la recherche de la carte mémoire que j’enlève avant de le lui lancer. Sauf qu’il ne l’attrape pas et qu’il tombe par terre dans un épouvantable fracas. Un petit bout s’est détaché et roule à mes pieds.
— Putain ! s’écrie-t-il en se penchant pour le ramasser.
Je me retourne pour prendre la fuite mais tombe alors sur quelqu’un d’autre. Comme s’il ne suffisait pas que je me retrouve coincée dans un couloir avec un type qui vient de me remettre vingt dollars pour que je lui fasse une pipe, maintenant ils sont deux. Le deuxième n’est pas aussi grand que celui à l’appareil photo mais ils dégagent le même parfum. De golf. Parce que ça sent quelque chose, le golf ? Sans doute. J’en ferais bien des bouteilles pour les vendre à ce genre de connards.
Lui aussi est bronzé, mais ça semble un peu plus naturel que chez son camarade. Il porte une chemise noire avec les lettres HISPANIC dessus, en deux mots, his panic.
Ça m’amuse mais je cherche tout de même à détaler.
— Désolé pour ton appareil, Marcos, lui lance le premier type.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demande celui-ci.
Un court moment, j’ai l’impression que ce Marcos aurait pu voir notre échange et tenter d’intervenir, sauf qu’il semble plus se soucier de l’appareil que de moi.
Je m’adosse au mur en espérant pouvoir me faufiler en douce vers la sortie.
Mais le type qui a pris la photo tend une main désinvolte vers moi :
— On s’est rentrés dedans et je l’ai lâché.
Marcos m’examine puis revient vers le connard aux yeux bleus. Ils échangent un regard entendu – sans dire un mot. Comme s’ils communiquaient dans un langage silencieux auquel je ne comprends rien.
Marcos se glisse entre nous pour ouvrir la porte des toilettes.
— On se retrouve dans la voiture, le ferry accoste bientôt.
Et me voilà face au mec à la photo, alors que je n’ai qu’une seule envie : filer retrouver la voiture de mon père. Il semble essayer de réparer l’appareil de Marcos.
— Je ne te draguais pas, marmonne-t-il. Je t’ai vue prendre le pain et je me suis dit que tu pourrais en avoir besoin.
Comme il m’accorde maintenant toute son attention, j’étudie son expression, je guette ses mensonges. Je ne sais pas ce qu’il y a de pire – qu’il me fasse des avances ou qu’il s’apitoie sur mon sort.
Je m’apprête à lui répondre, à dire quelque chose d’intelligent, ou même n’importe quoi, mais je reste là, pétrifiée ; il y a quelque chose dans ce garçon qui me pénètre comme un laser.
Une sorte de gravité, que je pensais être seulement l’apanage de personnes comme moi, assombrit ses iris glacials. Que pourrait-il avoir connu de si terrible dans sa vie pour que je perçoive sa blessure ?
Je l’ignore, mais les gens blessés identifient ceux qui sont passés par là. C’est un peu comme un club dont personne ne voudrait faire partie.
— Je peux récupérer ma carte mémoire ? demande-t-il en tendant la main.
Pas question de lui rendre la photo qu’il a prise de moi sans ma permission. Je me penche pour ramasser le billet tombé par terre que je dépose dans sa paume.
— Voilà vingt balles. Tu pourras en acheter une autre avec.
Là-dessus, je me dirige vers la porte en serrant la carte dans ma main, sors et me faufile parmi les voitures, vers celle de mon père.
Comme il est en train de téléphoner, je grimpe discrètement à la place du passager et ferme la portière sans bruit. On dirait qu’il parle affaires avec un client. Je me tourne vers l’arrière pour glisser la carte dans mon sac à dos et, en me rasseyant, j’aperçois les deux types qui franchissent la porte.
Marcos est au téléphone et son copain inspecte encore l’appareil photo ; ils se dirigent vers une voiture proche de la nôtre. Je me tasse sur mon siège en espérant qu’ils ne me verront pas.
Ils grimpent dans une BMW non loin de nous. On ne voit plus que la moitié du soleil à l’horizon.
Mon père raccroche alors que le ferry accoste.
— Sara a vraiment hâte de faire ta connaissance, lance-t-il en démarrant. À part son petit copain, il n’y a pas beaucoup d’habitants dans la péninsule. Elle est surtout fréquentée par des vacanciers qui vont et viennent jour après jour. Ça va lui faire du bien d’avoir une amie.
Les véhicules commencent à sortir. Sans trop savoir pourquoi, je suis des yeux la BM qui nous dépasse. Cette fois, le type à l’appareil photo regarde dans notre direction.
Je tressaille lorsqu’il m’aperçoit.
Nos yeux se croisent mais il ne réagit pas. Et je n’aime pas que mon corps frémisse ainsi, alors je me détourne vers ma fenêtre.
— Comment s’appelle le petit ami de Sara ?
Je ne sais pas pourquoi mais tout en moi se prend à espérer qu’il ne s’agisse ni de Marcos ni de son abruti de copain aux beaux yeux.
— Marcos.
Évidemment.

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