« Je suis une âme sans corps, une âme transparente. Je voyage à travers le monde, cherchant sans cesse quelqu'un qui pourrait me voir, qui pourrait m'entendre. Mais partout où je vais je suis ignorée, nul ne me remarque, nul ne me perçoit. Parfois je hurle, parfois je raconte mes soucis. Jamais on ne m'écoute. Alors j'erre en solitaire dans un monde qui m'a bannie.
À défaut d'être entendue j'écoute les gens. De temps en temps ils rient, ils plaisantent, alors je me joins à eux, et leur joie me réconforte dans ma solitude. D'autres fois ils pleurent en partageant leurs peines, ils ont l'air perdus, j'aimerais les prendre dans mes bras, les rassurer, mais bien vite la réalité me rattrape et je me souviens qu'ils ne peuvent pas discerner ma présence. Leur chagrin renforce alors ma triste existence. Je voudrais pleurer mais je ne peux pas.
Dans ces moments de douleur je me rends là où je peux me persuader que mon triste sort est un don. Je chemine en pleine nature, je reste des heures, peut-être des jours entiers immobile au fond d'une forêt. Je découvre une beauté sans pareil, la beauté d'un monde sauvage dans lequel l'homme n'a pas imposé son inhumanité. Ce monde me semble irréel.
Avec le temps j'apprends tout ce que personne ne saura jamais, tout ce qu'on ne peux pas savoir en possédant un corps. Je ne ressens ni la fatigue, ni le froid, ni la faim. Je suis une âme sans corps, seules les émotions m'atteignent. Je suis une âme transparente, nul être vivant sur cette terre ne peut percevoir ma présence. Je ne bouleverse pas la vie de cet univers sauvage que je me plais à observer, pas comme les hommes le bouleverseraient, pas comme je l'aurais bouleversé autrefois.
Jour après jour la beauté simple de cette forêt m'enveloppe, la magie qui y règne ne danse plus autour mais avec moi. Je fais partie de cet endroit, ou bien il fait partie de moi, je ne saurais le dire.
Le temps passe, mon cœur bat à son rythme. Puis je retrouve enfin le poids d'un corps en appuie sur mes pattes frêles, je sens des ailes me pousser dans le dos. Je bats des ailes, je m'élève dans les airs. Je survole mille et une contrées, je parcours le monde. Je m'enivre de cette liberté qu'on m'accorde.
Après des jours de voyages dans des paysages plus merveilleux les uns que les autres, j'atteins un petit village. Je plane au dessus de dizaines de petites maisons au toit d'ocre, elles sont toutes reliées entre elles par une grande étendue grisâtre. J'ai envie de m'éloigner de cet endroit, de retourner le plus vite possible sur les terres inhabitées que j'ai laissées derrière moi. Mais aussi laid qu'il soit ce lieu m'attire. Un peu à l'écart, sur une petite coline, je distingue de hautes pierres, dressées vers le ciel. En quelques battements d'ailes je me retrouve là bas. En approchant je vois que ces pierres qui me semblait importantes ne s'élèvent que d'un petit mètre à peine. Elles sont lisses, et chacune d'elle porte une inscription. Agenouillée près de l'une d'elle une femme pleure, elle tient dans sa main un bouquet de roses blanches. J'ai toujours aimé les roses blanches. Doucement je m'approche d'elle, je me pose à quelques centimètres de la pierre à laquelle la femme semble parler. Je suis si proche que j'arrive à lire l'inscription qui y figure : "Sophie Martin ~ 1994-2010".
Je gazouille. Mon chant est cristallin, très beau. J'aimerais attirer l'attention de cette femme. Puis je me souviens, je viens de cette forêt magnifique dont les hommes ne perçoivent pas la beauté. Aux yeux de cette femme je ne suis qu'un simple oiseau, pour elle je n'ai rien à dire, elle me pense muette, et imagine que je ne peux rien pour elle. Elle se relève et manque de me piétiner. Je m'envole mais n'attire toujours pas son regard. Sous son regard je suis transparente.
Les hommes ne voient pas la beauté qui les entoure, tout charme naturel n'est que transparence à leurs yeux.
Je m'appelais Sophie, je suis décédée à 16 ans, et c'est une fois morte que j'ai découvert la vie. »
