1. Au cœur de la pierre

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Le vent glacial soufflait en bourrasque, faisant voler la neige en fins cristaux de glace, coupants comme du verre. De toutes les nombreuses protections dont jouissaient les forteresses des Nains, le climat des montagnes était certainement la plus efficace. Pour qui aurait pu braver de telles conditions, les portes de leurs cités restaient de toute façon invisibles aux yeux de la majorité. Ainsi, à perte de vue, le paysage n'était que pics acérés, vallées désertiques envahies de congères et roches mises à nues. Il n'y avait pas de vie ici, à l'exception d'une silhouette agile qui fendaient la neige avec légèreté. L'Elfe Tobias, comme ses congénères, n'était guère sensible au froid. L'être millénaire, parmi les derniers de son espèce, avançait en forçant à peine, gravissait les crêtes et dévalait les précipices avec une facilité déconcertante. Ici, dans le désert de neige, il n'y avait personne pour témoigner de son exploit. Il s'arrêta au bord d'une petite falaise, surplombant une vallée au fond de laquelle se trouvait l'objet de son périple : la porte haute du royaume de Khin-Arad. Bien qu'habilement camouflée dans la roche, et à demie recouverte de neige, la porte n'était pas cachée aux yeux de l'Elfe qui l'avait souvent empruntée par le passé. Mais cela faisait déjà vingt ans qu'il n'était plus venu. Les Nains le laisseraient-ils entrer ? De son unique œil valide, il observa un moment les runes qui scintillaient sous l'effet du vent glacé, puis s'avança. Il n'était pas nécessaire qu'il s'annonça, car il savait que les Nains l'observaient probablement depuis un moment. Ces êtres-là étaient capable de passer des semaines immobile à faire le guet. En terme d'endurance et de patience, seuls les Elfes avaient un jour concurrencer les Nains. Ils étaient comme la pierre : durs, constants, immuables. Pour qui savait gagner leur confiance, les Nains devenaient des amis fidèles et révélaient alors la chaleur de leurs foyers. Tobias était de ceux-là. Son amitié avec le peuple de Khin-Arad remontait à plusieurs centaines d'années. Ainsi donc, il se positionna ostensiblement devant la porte majestueuse, et patienta.

Tout en réajustant le sac qu'il portait sur l'épaule, Tobias prit le temps d'observer la finesse du travail des Nains. La porte était couverte de runes qui contaient les grands récits du temps où celle-ci fut construite. Plus que tous les autres peuples de Terra, les Nains avaient su conserver leurs talents d'ingénieurs du temps de la dynastie tellurienne. Eux seuls savaient encore élever des mégastructures dont les perspectives donnaient le vertige. Partout ailleurs sur Terra, ce savoir s'était perdu. Et si les anciennes structures dominaient encore les paysages, elles étaient le plus souvent rendues à l'état de ruine, au pied desquelles se lovaient des constructions plus modestes. Nombre d'entre elles avait de toutes façons été rendues obsolètes lorsque les terres s'étaient brisées et que les continents s'étaient formés. Tobias se rappelait de ses âges anciens, plus qu'aucun autre être-vivant, car ils les avaient vécus. La porte Nord contait les exploits du roi Norïn IV, lorsqu'il avait vaincu les derniers rocs géants et établi la domination des Nains sur ces montagnes. Des jours de gloire. Des jours passés. Aujourd'hui, les Nains ne sortaient plus guère, sinon le long de quelques comptoirs commerçants à proximité des royaumes humains. Leur savoir artisanal était sans égal et à eux seuls, ils dominaient quasiment toute l'extraction de minerai du continent d'Orepia. Cela seul garantissait qu'ils s'intéressent encore vaguement aux espèces de la surface. Tobias se sentait un peu jaloux. Quelques soient les réserves que les Nains entretenaient avec le monde extérieur, eux au moins, ne s'en étaient pas totalement retirés, au contraire de ses compatriotes elfes. Tobias, lui, n'avait pas tourné le dos au monde, quand bien même cela lui avait valu une existence bien solitaire. Il ne restait qu'une dizaine d'elfes à parcourir le monde ces temps-ci. Il se perdait en réflexions lorsque la porte se mit en mouvement. Il concentra de nouveau son esprit sur le moment présent.

Seules les ténèbres accueillaient le visiteur une fois les lourds battants des portes ouverts. Les Nains connaissaient leurs mines par cœur, la lumière n'était pas une nécessité. Quant aux invités, à défaut d'escorte, il leur suffisait de longer le corridor étroit jusqu'à parvenir dans les grands halls où les Nains habitaient. Les entrées des cités naines n'étaient pas larges, car les Nains ne sortaient jamais en nombre. Elles étaient en revanche très efficaces pour empêcher les intrus de forcer le passage. En cas d'invasion, l'ennemi arrivait au compte-goutte et pouvait être facilement éliminé. Tobias était néanmoins doué d'une excellente vision nocturne. Les faibles scintillements des cristaux de quartz emprisonnés dans la roche de la montagne généraient assez de lumière pour qu'il puisse avancer sans peine. Au bout d'un moment, un appel d'air puissant lui signala qu'il allait déboucher sur un espace plus vaste. Il arriva sur une plateforme surplombant un précipice immense, traversé par de nombreux ponts et dont chaque terrasse, immense, abritaient les demeures des Nains, creusées à même la roche, gravées de runes, et desquelles provenaient la lumière bienveillante d'âtres incandescents. Tobias avança, rejoignant la foule des longues-barbes qui lui adressaient parfois un signe de tête. Grâce à la cicatrice qui lui barrait l'œil droit, Tobias était aisément reconnaissable. Qui plus est, les Nains avaient une mémoire aussi profonde que leurs cavernes. Ils n'oubliaient jamais rien. Leur amitié était fidèle et leur rancune tenace. Tobias fut accueilli sans cérémonie, comme s'il était parti la veille. Immédiatement il se dirigea vers le marché des forges, où s'échangeaient minerais, métaux précieux, alliages raffinés ou encore armes manufacturées. Tobias, pour admiratif qu'il fut des productions naines, s'intéressait uniquement aux matières brutes extraites par les Nains. Il avait appris leur art de la forge bien des siècles auparavant et s'en était fait une passion. Lorsqu'il n'était pas en voyage de part le vaste monde, il forgeait par pur plaisir toute sorte d'outils, armes et armures depuis son logis, caché dans les forêts plus au Sud. Quand ses voyages le lui permettaient, il refaisait son stock de métal. Sinon, il fondait ses anciennes productions et repartait de zéro. Forger l'aidait à se vider l'esprit des trop nombreux problèmes qui l'occupait. Après quelques allées et venues, il fixa son choix sur une échoppe tenue par un Nain qui ne différait guère de ses compatriotes : il était petit, bourru, jovial, si bien bardé d'une armure qu'on aurait dit qu'il attendait de partir au combat. Le Nain s'anima lorsque l'Elfe s'approcha.

Les héritiers de la Terre 1 : L'imposteurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant