2. Là où la vie somnole

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Au Nord de Khin-Arad, le relief s'adoucissait progressivement. D'abord, la neige s'effaçait pour dévoiler un paysage escarpé, où une flore rare composée de lichens et de mousses était la seule trace de vie. Puis il se couvrait de grandes pelouses sauvages parsemées de graminées, où s'ébattaient parfois quelques marmottes. Les arbres, enfin, reprenaient leurs droits, formant des forêts d'abord éparses de mélèzes, puis plus denses d'épicéas. Plus bas, les charmes, les chênes et les châtaigniers formaient le plus gros de la flore et l'on trouvait à cette altitude les premières communautés humaines. La plupart s'établissait en lisière de forêt, profitant ainsi de l'ensoleillement, de nombreux points d'eaux, et d'occasionnels bosquets de bambous qui fournissaient un matériau simple pour les constructions. Quand les sols le permettaient, des cultures en terrasse s'étendaient sur de grands espaces, dans lesquelles s'affairaient minutieusement des silhouettes courbées. Pataugeant dans l'eau d'une rizière, l'une de ces silhouettes se redressa. 

Zaphiel étira son dos en tendant les bras vers le ciel. Il expira profondément. Le temps était magnifique, le travail avançait bien, ses parents seraient satisfaits. Il rajusta la capuche qui l'abritait de la morsure du soleil, et se remit au travail.

- Je te rattrape, Zaphiel ! tonna une voix forte à proximité. Elle appartenait à Traps, un adolescent trapu à la force herculéenne. Mais pour une raison qui ne cessait de l'agacer, Zaphiel lui tenait tête dans la plupart des activités physiques. Il s'était donc fait un devoir de le défier en toute occasion.

Zaphiel se remit à la tâche, conservant ainsi sereinement son avance. Même s'ils étaient en compétition, ils ne bâclaient jamais leurs tâches. Si Traps n'avait pas été si appliqué, il aurait probablement rattrapé Zaphiel sans problème, mais chacun gardait à l'esprit que leur priorité était de récolter ce dont le village aurait besoin dans les mois d'hiver à venir. Ce genre de travaux, bien que rébarbatifs, étaient indispensables, ils en avaient bien conscience. Un peu plus en arrière, leurs deux autres compagnons ne prenaient pas part à l'amical challenge des deux rivaux. Theb venait d'abord, grommelant comme à son habitude. De tous, c'était le moins enclin à travailler. Avec son air dégingandé et ses cheveux en bataille, il avait l'air d'un chien fou, toujours prêt à prendre le large. Ce qui n'était pas loin d'être faux. Ephèse, quant à elle, se tenait en retrait, concentrée. Assise en tailleur, ses longs cheveux noirs encadraient un visage concentré, tandis qu'elle marmonnait une litanie inaudible connue d'elle-seule. Les mots qu'elle prononçait, elle les façonnait grâce à une magie délicate et complexe que l'on nommait sciromancie. Elle était présentement occupée à rigidifier le sol sous les pieds de ses camarades, afin de faciliter leur avance. La sciromancie était la rencontre du savoir et de la magie, un art ancien, subtil, dans lequel Ephèse était encore une novice, mais une novice appliquée et sérieuse. Ses amis n'avaient pas la patience d'acquérir les connaissances requise à son utilisation, et de toute façon, d'eux quatre, elle seule avait le "don". Ensemble, ils formaient une unité de travail à la fois efficace et joviale, quasi inséparables depuis leur enfance. Ils travaillèrent ainsi jusqu'à arriver à l'extrémité de la rizière, là où la terrasse cultivée s'ouvrait sur le magnifique panorama de la vallée en contrebas, cernée par de hautes forêts qui semblaient n'avoir pas de fin. Les trois garçons prirent le temps de se reposer avant de ramener leur récolte au village. Ephèse les rejoignit.

S'étant connu toute leur vie, les quatre amis n'avaient pas besoin de se parler pour se comprendre. Aussi restèrent-ils un moment silencieux. Traps donna le signal du départ en chargeant sa récolte sur son dos. Zaphiel lui emboita le pas.

- Tu veux que je prenne quelques bottes de riz avec moi, Zaphiel ? suggéra Ephèse. Je n'ai rien à porter et je me sens inutile.

- Tu en as fait déjà beaucoup, Ephèse, lui répondit Zaphiel. Je sais que tu veux donner le change, mais l'usage de la magie est déjà assez épuisant comme ça. Et puis, ce soir, lorsque nous dormirons, tu auras encore le nez plongé dans tes bouquins pour étudier. Profite de ta légèreté.

Ils prirent la route, mais Zaphiel remarqua vite que Theb était resté à contempler le panorama. Depuis quelques temps, les pensées de son ami voguaient par delà leur horizon habituel. Theb n'avait pas le goût de la sédentarité, et l'inconnu l'appelait de plus en plus fort. Zaphiel comprenait ça, mais il était attaché à sa terre et refusait l'idée de la quitter. Il s'en sentait responsable.

- Theb, tu viens ?

- Ouais, ouais... Ouais, ouais, ouais... répéta-t-il, de trop nombreuses fois pour ne pas y déceler une arrière-pensée.

- Tu n'as pas changé d'idée ?

- Non, au contraire, je suis de plus en plus décidé ! Theb passa la mains dans ses cheveux blonds en bataille et sourit crânement. Dès ma majorité, je prends mon barda et je me tire d'ici ! Je veux connaître ce qu'il y a après le dernier tournant de la route qu'on voit d'ici !

- Mais on le sait, répondit Zaphiel avec douceur. Nous avons des cartes du monde, les récits des voyageurs et...

- Je veux VOIR, Zaphiel. Pas juste savoir. Nos cartes sont datées, la situation politique a du changer au dehors. Le monde ne se limite pas à notre petite enclave, quand bien même la vie y est douce. Au dehors, il y a des découvertes, des complots, des guerres !

- Tu ne peux sûrement vouloir à faire avec tout ça ! s'inquiéta Zaphiel.

- Je veux faire partie de ce monde, pas juste le voir de l'extérieur. Tu comprends ? Ici, c'est bien, mais il ne se passe rien, on n'influence rien. Aux yeux du monde extérieur, on n'existe pas ! Nos vieilles cartes mentionnent des cités prestigieuses comme Stipendos ou Bhullia. Mais crois-tu que leurs cartes à eux mentionnent notre village ? Moi ça m'étonnerait !

Zaphiel rendit les armes.

- Éh bien soit. Ta majorité ne tardera pas. Quand elle sera là, on verra si tu as le courage de tes idées. Tant que tu es sûr de toi.

- On ne peut plus sûr ! s'enthousiasma Thebs en tournant enfin le dos à la vallée. Et d'ici là, je vais faire en sorte que le village ne m'oublie pas ! Allez, en route, trainard !

- Mais c'est toi qui...

Zaphiel n'eut pas l'occasion de finir sa phrase. Theb filait déjà rejoindre Traps et Ephèse. Son ami avait l'enthousiasme changeant, et cela le fit sourire. Il ajuste sa récolte sur son dos et lui emboîta le pas. Ils rejoignirent le couvert de la forêt et suivirent le sentier sinueux qui ramenait au village. Là, sous les frondaisons, la vie était douce, et les jours heureux.

À l'abri du soleil, les amis enlevèrent leur capuche. Zaphiel dégagea une mèche de son visage et secoua ses longs cheveux. Ils étaient d'un mauve flamboyant.

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⏰ Dernière mise à jour : Sep 18, 2022 ⏰

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