Le temps d'un voyage (3/5)

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Euh, c'était mon arrêt ? En plein milieu de la nature ? J'en doutais... Effectivement car le tramway se remit brusquement en marche sans prévenir, manquant ainsi de me faire tomber.

— Mais c'est quoi ce chauffeur totalement cinglé ?!

Oups, j'avais encore parlé à haute voix étant donné le regard que me jetèrent mes deux voisins. Caro, il faut vraiment que tu te contrôles !

Mes malheurs n'étaient guère terminés car le terrain commença à être fortement incliné, en sens montée, et il devenait de plus en plus compliqué de s'accrocher à la barre sans défaillir.

— Mais je vais mourir, ce n'est pas possible ! C'est quoi cette ligne pourrie ?!

— Tu vas arrêter de faire ta petite bourgeoise ?

Je jetai un regard furibond au second homme qui m'avait ainsi interpellée – certes, je ne pouvais m'en prendre qu'à moi-même si je parlais à haute voix – et son collègue entre nous soupira :

— Laisse tomber... elle n'est pas à sa place ici...

Encore une énigme, je ne les comptais plus. La montée se fit encore plus raide et je sentis mes bottines glisser du bord, me retrouvant alors seulement suspendue grâce à mes dix doigts entourés autour de la barre métallique. Je voulus ramener mes pieds à l'arrière du wagon, mais mon sauveur déclara en me dévisageant d'un regard étonnamment chargé de pitié :

— Arrête de remuer, laisse-toi flotter...

Euh, il avait perdu la tête ? Je le vis perdre à son tour appui, à l'instar de son acolyte, et tous deux se mirent à flotter au rythme des secousses de la ligne, simplement accrochés à la barre. Un peu comme s'ils volaient... D'ailleurs, moi-même j'avais l'impression de voler. Le tramway montait encore et encore, à toute allure, nous trois suspendus à l'arrière, comme des rubans colorés qui virevoltaient au rythme du vent à l'arrière d'une voiture de mariage. Je devais l'admettre, une fois la première peur passée, la sensation était grisante ; l'air frais qui giflait mon visage accentuait encore plus l'impression plaisante de vitesse... Je fermai les yeux, profitant de ce moment purifiant, une fois que l'esprit surprotecteur était totalement déconnecté...

Une brusque secousse accompagnée d'une vive douleur à l'abdomen me ramena brutalement à la réalité et je rouvris les yeux. Le wagon et la barre salvatrice avaient disparu, il ne restait plus qu'une foule de personnes en file indienne, toutes attachées les unes aux autres par une corde en métal, en lévitation à quelques pas du sol, et je constatai avec horreur que je faisais partie de cette chaîne de prisonniers. Un anneau de fer était effectivement serré autour de mon abdomen dans lequel passait la chaîne métallique nous reliant, comme pour indiquer la direction à suivre.

— Mais où est passé le tram ?!

Cette question, comme le millier d'autres qui germait dans mon esprit, resta sans réponse car je fus soudainement projetée en avant, la corde roulant dans l'anneau de métal me faisant ainsi avancer toute seule, quelques centimètres au-dessus du sol sablonneux. Vous voyez les manèges type grand huit dans les parcs d'attraction ? Eh bien, c'était la même chose, à l'exception près que je n'avais pas du tout la certitude que ce jeu n'était pas mortel. Au contraire, j'avais la certitude que j'allais mourir dans ce tumulte, ou du moins que mon corps ne supporterait jamais la pression exercée sur lui par la chaîne.

Comment j'en suis arrivée là ?! Mon esprit rationnel avait beau hurler cette question un million de fois, je ne voyais pas la moindre explication logique. De toute façon, je n'avais pas le temps de me concentrer pour réfléchir. Ballotée au rythme désagréable du vent et des secousses sur la ligne, je filais à toute allure derrière mon voisin de devant – dis ainsi, cela faisait vraiment stupide, mais bon je n'avais plus toute ma tête – qui se révélait être Jack.

Après un dur virage à droite où j'eus toutes les peines du monde à rester stable et ne pas effectuer un demi-tour sur moi-même fort déplaisant, j'entrai dans une étrange maisonnette en pierre, tout juste assez large et haute pour laisser passer un humain sans qu'il ne touche le sol ou le cadre de la porte. Je traversai à toute allure un lieu qui pouvait s'apparenter à un corridor d'entrée, suivant toujours la file indienne dirigée par la corde métallique, et je vis avec horreur que le périple se poursuivait dans un escalier. J'eus tout juste le réflexe de relever mes jambes pour éviter qu'elles se fassent broyer par les marches, mais je me sentis basculer vers l'arrière. J'attrapai la chaîne dans l'espoir de me stabiliser mais c'était sûrement la pire idée qui fût, étant donné la vive douleur due au frottement de la corde en mouvement contre mes paumes qui envahit mes mains. Je les retirai instantanément, laissant échapper au passage un cri de souffrance, et le nouveau moyen que trouva mon instinct pour ne pas chuter en arrière fut de laisser traîner les pointes de mes bottines contre les marches. Honnêtement, je ne vous recommande pas d'avoir un instinct de survie aussi inepte que le mien, mais cela eut au moins l'avantage de me stabiliser un minimum dans la montée. Je n'étais pas la seule à éprouver des difficultés car Jack devant moi semblait avoir encore plus de mal à s'équilibrer étant donné les multiples mouvements brusques latéraux et d'avant en arrière qu'il effectuait.

Nous arrivâmes enfin sur le palier de l'étage, améliorant ainsi considérablement la situation – amusant de constater que l'on finît par apprécier une situation qu'on détestait préalablement, simplement parce que celle entretemps était encore pire. Le répit fut cependant trop court car je vis au loin que la ligne se poursuivait au travers une fenêtre brisée où de nombreux bris de verre étaient encore accrochés au cadre de bois. Pourquoi diantre la ligne passe dans une maison pour en ressortir par l'arrière ?! On ne pouvait pas la contourner cette fichue cabane au lieu de passer à l'intérieur, aller au deuxième étage et sauter par la fenêtre ?! J'avais deux mots à dire à l'ingénieur – ne méritant pas de son titre au passage – qui avait conçu cette absurdité.

Une plainte rauque me rappela à la réalité et je constatai avec effroi que Jack venait de se cogner violemment contre un mur au détour d'un virage un peu trop serré ; sûrement sonné par l'impact, il avait basculé vers la gauche... et se dirigeait droit vers la fenêtre brisée comme la ligne l'imposait, sa tête filant sur un morceau de verre tranchant. D'atroces images représentant la scène imminente envahirent mon esprit et j'eus le haut-le-cœur face à ce bain sang abominable... Je ne réfléchis par un instant supplémentaire, dépliai au maximum mes jambes pour poser mes pointes sur le sol, afin de me faire basculer en avant. Gainant l'intégralité de mon corps pour éviter d'effleurer la chaîne métallique, je tendis mes bras devant moi, et ma main gauche se referma sur la chemise à carreaux de Jack. Je mobilisai toutes mes forces – quasiment inexistantes, que cela soit dit au passage – pour le faire basculer vers la droite, mais il bougea à peine.

— Diantre, qu'il est lourd ! Je ne suis pas faite pour faire l'acrobate tout en portant des gens, moi ! lâchai-je, la mâchoire serrée.

Je vis du coin de l'œil la fatalité qui s'approchait de plus en plus vite de Jack, une nouvelle vague de peur et d'horreur m'envahit ; je sentis un afflux d'énergie gagner mon bras gauche et je propulsai le corps ballotant de Jack vers la droite, le retenant avec mon autre membre, au moment même où nous traversâmes à toute allure la fenêtre meurtrière. Je n'eus le temps de me réjouir, car nous étions en train de tomber abruptement du deuxième étage, me faisant définitivement perdre tout semblant d'équilibre. Lâchant Jack toujours inconscient que mon esprit dramatique représentait encore agonisant dans un bain de sang écœurant, j'eus seulement le réflexe de me laisser tomber d'un côté pour éviter de me prendre la corde filant sur le visage. La dernière image que j'eus fut celle du visage de Jack mutilé par les bris de verre qu'il avait pourtant évités, puis tout se brouilla pour devenir un océan de noir...

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