Chapitre 1

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Le rideau tombe et le temps semble suspendu. Quelques mains courageuses parviennent à applaudir, des bouches à murmurer ce qu'Asmodée ne peut dire. Elle a la main posée sur le cœur et fixe ses comédiens avec stupeur. 

Ô splendides orateurs.  

Elle ne sait pas pourquoi le carnet qu'elle tient s'est mis à trembler, et pourquoi, les mots, les lignes, elle n'arrive plus à les déchiffrer. Ce qui compte, c'est cette dernière image de la pièce qu'elle a devant elle : ce personnage, emporté par l'hystérie. Une transe incomparable l'a envahi. A partir de là, elle sait qu'elle a réussi son écrit et que les actes, organisés sur le papier, ont eu l'effet escompter sur elle. 

La jeune femme reprend ses esprits au moment où elle referme le carnet. L'histoire est véritablement finie. Le retour à la réalité n'est pas simple, mais elle a l'impression de revivre, pour quelques secondes seulement. Ces secondes lui paraissent précieuses, suffisantes pour recoudre ses plaies à vif. Néanmoins, le chronomètre est trop rapide.  

Elle gratifie d'un sourire les comédiens qui, comme toujours, ont parfaitement transmis l'horreur et la beauté de sa pièce. Mais qu'est-ce qu'elle aurait pu être mieux, cette pièce. 

Alors qu'elle traverse la fente du rideau, Asmodée pense à toutes ces lignes qui ne sont pas si bien écrites, à toutes ces entraves au théâtre classique qu'elle a commises parce qu'elle avait trouvé ça plus beau. Chez les plus grands, il y avait cette rigueur dans l'écriture qu'elle adulait, mais que jamais elle ne respectait. Il semblait que sa douleur ne puisse entrer dans une règle. 

Qu'est-ce qu'elle aurait pu être mieux, cette pièce. 

Elle observe le public de ses yeux noirs ; la plupart des sièges sont vides dans ce petit théâtre parisien. Comme chaque samedi soir, elle reconnaît les mêmes habitués et, ici et là, des visages qu'elle ne connaît pas. 

Asmodée se demande si les gens ont perdu le goût du théâtre ou si les pièces qu'elle met des semaines à écrire n'ont de sens que pour elle. La jeune femme se demande si sa plume est mauvaise, si finalement elle ne travaille pas assez pour l'améliorer. Pourtant, elle repense à toutes ces nuits où elle ne dort pas, à ces nuits où elle chiffonne les brouillons qu'elle a passé des heures à écrire. Et avec de l'encre plein les mains, elle recommence, jusqu'à ce que le café ne fasse plus effet et qu'elle s'effondre sur ses jets. 

Même si sa profession est précaire, Asmodée ne se voit pas faire autre chose. Elle gagne à peine sa vie, mais cette passion est la seule chose qui la maintienne hors de la ruine. 

Elle descend de la petite scène pour rejoindre Marie-Madelaine, une femme de soixante-ans qui habite juste à côté du théâtre. Souvent, elles échangent quelques mots et Asmodée, du haut de ses vingt-trois ans, apprécie cette femme comme une maman. 

— Merci pour la beauté de tes textes, lui adresse-t-elle. 

— Il n'y a pas grand monde ce soir, lance simplement la brune. 

— Patience ma belle, l'ascension d'un artiste est lente. 

Elle hoche doucement la tête, tandis que la sexagénaire lui caresse la joue. Elle finit par disparaître, comme les autres. Il est déjà tard. La pièce a duré trois heures et Paris est, depuis, plongée dans la nuit. 

Victor l'observe se diriger vers sa loge. Il est là, enfoncé dans un siège du fond du théâtre, certain qu'elle n'a pas remarqué sa présence. Elle est belle, il pense. 

Il n'a jamais véritablement su pourquoi ses pièces étaient si mornes, mais il aime sa plume, c'est pourquoi il continue de venir, dès qu'il le peut. Le pilote a les mains moites à chaque fois qu'il écoute les tirades et les mises en scène l'oppressent, tellement que sa vie lui semble fade. Mais il continue de venir même s'il a la nausée. Ça lui fait du bien en un sens. Aujourd'hui, il ne lui a pas dit qu'il venait. Il devrait être ailleurs. Plutôt dans un simulateur. Il devrait continuer de s'entraîner et s'acharner pour remporter le titre de champion de Formule 3 cette année. La vérité, c'est qu'il est épuisé. Il a besoin de dormir mais il ne peut pas. 

Victor se met dans la tête qu'il n'y arrivera pas. 

Il inspire longuement et suit les pas de la jeune femme, jusqu'à ce qu'il la trouve adossée à la fenêtre de sa loge, une cigarette roulée entre ses lèvres. Malgré la prévention, il se glisse près d'elle pour lui dérober, un court instant. Asmodée sursaute et toise le jeune homme du regard. 

— Tu ne m'avais pas dit que tu viendrais, réprimande-t-elle. 

— Je ne savais pas que j'avais encore besoin de te prévenir, chuchote-t-il en lui rendant son bâton de nicotine. 

Elle écrase la cigarette dans le cendrier. Deux taffes lui suffisent après une représentation. Il ne lui en faut pas plus. Asmodée n'est pas une accro, ni une droguée. Si elle fume, c'est simplement pour tenter de faire ralentir sa peine montante. Oui, la présence de Victor est un peu plus rassurante.  

— J'ai bien aimé ta pièce, plus que la précédente. 

Asmodée sait qu'il a pleuré parce que ses yeux ont rougi. Victor ne lui dira pas, il est bien trop fier pour ça. 

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demande-t-elle. 

— J'avais besoin d'air. 

D'un hochement de tête, elle affirme. Elle se demande tous les jours comment elle doit faire pour respirer. Pour supporter. Victor la toise, il sait qu'elle a le "moi aussi" au bord des lèvres. Et à chaque fois qu'ils se voient il se demande pourquoi, entre-eux, les mots ne valent rien. 

Il aimerait la voir plus souvent, en dehors des théâtres et de son appartement. Peut-être n'est-il qu'un divertissement. Il s'installe sur le canapé de la loge face à son silence. 

Asmodée elle-même ne sait pas. Il n'y a que dans l'obscurité qu'elle a l'impression que la présence de Victor a son importance. Elle ne remarque que quelques secondes après qu'il s'est éloigné d'elle. Il a retiré sa veste de costume et dégrafé les premiers boutons de sa chemise. Il est séduisant, elle pense. 

Elle relève légèrement sa robe noire et s'installe sur ses genoux. Le blond entoure le corps frêle de la jeune femme de ses bras. Elle glisse sa main dans ses cheveux et il emboîte ses lèvres aux siennes avec véhémence. 

Il lui témoigne son amour alors qu'elle comble sa souffrance. 

Lorsque leurs corps s'emboîtent, il revit. Lorsque leurs corps s'emboîtent, elle faiblit. 

Asmodée tombe dans ses bras à la fin de leurs ébats et il embrasse sa tempe. Victor lui caresse les cheveux. Enfin l'existence lui paraît plus enivrante. 

Dans un élan de courage, il prononce. 

— Viens avec moi à Silverstone. 

CATHARSIS ; Charles LeclercOù les histoires vivent. Découvrez maintenant