Chapitre 14

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Les jours ont passé, la fin des beaux mois d'été a pointé le bout de son nez.

Asmodée a laissé tomber le théâtre, quelques temps, remplissant un besoin intense de se concentrer sur ce qu'elle ressent. Ces vacances lui sont méritées, permettant à son cœur de ralentir la cadence avec dextérité. 

Ce matin-là, Charles doit la retrouver. Pendant la trêve estivale, il a passé deux petites semaines parmi les siens dans la principauté. Mais ce matin-là, Asmodée a une autre idée. Elle n'est pas chez elle, mais elle y a laissé l'adresse d'une salle de spectacle non loin de la Tour Eiffel. 

Elle hésite à pénétrer dans le cabinet du psychologue, tant ce moment lui paraît analogue. A son enfance, et à toute sa décadence. Penser à Charles est le seul moyen de braver cette peur, et de se permettre de retrouver la vision des couleurs. 

Une fois face au quarantenaire, Asmodée se demande si tout cela est bien nécessaire. L'atmosphère lourde qui émane de la pièce lui donne envie de vomir, mais peut-être est-ce ce qu'elle va faire avec toutes ces émotions qui ne font que l'envahir. Ce n'est qu'un mal pour un bien, le corps et ses réactions. Parfois, il apporte protection, d'autres fois, il explose, comme le crash d'un avion. 

— Je vous remercie de me faire confiance à nouveau, exprime doucement le professionnel. Fermez les yeux, et laissez les images venir. Parlez-moi. 

Asmodée n'a jamais su parler. Jamais su évoquer ses émotions qui rendaient ses cellules nécrosées. Jamais su poser un mot sur ses sentiments délabrés. Il n'y a que Charles qui a réussi à alléger ses pensées. Bien qu'elle pensait autrefois que se confier n'était qu'un signe de faiblesse, aujourd'hui, elle se rend compte que c'est la plus grande des prouesses. 

Elle prend une grande inspiration, prête à entamer une séance de méditation, plutôt à libérer ses démons. Dans sa tête, alors qu'elle pensait avoir tout oublié, elle revoit chaque détail avec lucidité. 

Alors que le feu brûle sa trachée, elle commence. 

TW : Le passage qui suit est extrêmement difficile à encaisser. Il fait une référence explicite à un suicide, un homicide, à la catharsis en psychologie. 

— J'ai longtemps pensé ne plus être en mesure de me souvenir de mon père. Parfois, je me rappelle de sa présence, mais je ne sais même plus quelle était sa voix, quel était son sourire, s'il était heureux dans sa vie, elle déglutit doucement. Aujourd'hui, je me souviens de tout, du parfum et de la broche en or qu'il portait. 

Elle marque une pause, se demande ce qu'elle a fait aux anges pour mériter tant d'années moroses. 

— Je revois maman prendre cette broche qu'il adorait, et griffer sa peau avec. Le griffer jusqu'à ce qu'il saigne. Maman pense qu'il s'est pendu, mais c'est elle qui l'a fait. C'est elle qui a accroché cette corde autour de son cou. En cultivant ce mensonge, son esprit l'a assimilé à la vérité. Il ne pouvait y avoir d'autre vérité. Tous ces gestes infâmes qu'elle commettait, ce n'était pas elle, c'était l'Autre. Ce démon qui l'habite. Parfois j'ai l'impression d'être rongée par ce même démon, qui me pousse à noircir des pages entières pour évacuer. Mais je n'évacue jamais. Je revois papa, cette broche pleine de sang enfoncée dans son poignet et ses yeux blancs tournés vers le ciel, visible à travers ce plafond abîmé. Je suis partie en courant, dehors. Nous vivions dans une propriété ex-centrée. J'ai voulu crier, mais je n'ai jamais pu. 

Elle n'a jamais pu évacuer. 

Le monde s'est mis à tourner autour d'elle, à côté de la maison où était suspendu le cadavre de son paternel. De manière automatique, même traumatique, elle a emmagasiné la douleur.  

Aujourd'hui, elle revient avec ferveur. 

Mais elle veut sortir, cette douleur. 

Face au psychologue, elle s'écroule brutalement. Son corps endure des secousses, violemment. Le professionnel trésaille et même si l'inquiétude lui secoue les entrailles, il sait que sa réaction est normal. 

Ce n'est que la catharsis qui fait son travail. 

Elle pousse un cri libérateur, qui pourtant lui fait si mal à l'intérieur. 

Elle hurle pour vomir sa haine. 

Elle hurle pour endormir sa peine.

Et de l'autre côté, Charles est ébranlé. 

Cette communication divine est inexplicable, impalpable.  

Son cœur le faire souffrir. Il ne sait plus comment on respire. Ses yeux lisent plusieurs fois l'adresse qui se trouve sur ce papier, déposé sur le palier. Il ne comprend pas ce supplice qui, dans son intérieur, s'immisce. 

Il ressent chaque sensation qu'Asmodée expérimente dans son affliction. 

Sa cicatrice le fait souffrir. Le sentiment qu'on lui a arraché les points de suture à vif. Il voit des flashs, suicide, pendaison. 

Il perd la raison. 

Asmodée revient à la paix. 

Charles revient avec elle. Pourtant, il n'est pas là, mais c'est comme s'il l'était. 

Fin du TW

Le dos collé contre la porte de l'appartement parisien, Charles reprend sa respiration. Il attend quelques minutes avant de se lever avec précipitation. 

Il rejoint l'adresse qui lui a été communiquée avec un chauffeur privé. Il n'a jamais pris les transports en commun à Paris, et il ne pense pas que ce soit une bonne idée. 

Il arrive devant le théâtre et pénètre par l'entrée principale. 

Asmodée est debout, dans la partie centrale. Il n'y a personne ici, à part elle et lui. 

Aujourd'hui s'échappe d'elle une aura lumineuse, remplissant le cœur du monégasque d'une joie merveilleuse. Asmodée ne voit pas Charles, mais elle l'entend s'approcher avec timidité. Il glisse ses bras autour d'elle et l'étreinte, puissante, est d'autant plus réconfortante. 

Son maquillage a coulé. 

Mais les murs sont tombés. 

— Charles, le démon s'est en allé. 

CATHARSIS ; Charles LeclercOù les histoires vivent. Découvrez maintenant