Purielle

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— Marielle ?

— Présente ! réponds-je à l'institutrice qui m'appelle.

— Marielle, Jeanne, Andrée Duroq, consentez-vous à prendre pour époux Monsieur Daniel, Émile, Imbert Asselin ici présent ?

— Oui.

J'acquiesce maintenant devant Monsieur le Maire, les yeux plongés dans ceux de l'homme à qui je viens de promettre amour et fidélité, pour le meilleur et pour le pire.

— Bien, donc, Madame Asselin... Me la remettrez-vous un jour, cette fameuse étude sur votre Emmaüs calaisien ?

— Bientôt, Monsieur Hérard. Dès que j'aurai réuni les deux trois pièces qu'il nous manque encore. Mais, permettez que je vous corrige, notre projet n'a rien à voir avec Emmaüs. Ni avec Calais d'ailleurs, j'ajoute, redevenue petite fille sous le regard méprisant de mon supérieur. Nous sommes plus sur l'idée de créer un centre d'hébergement d'urgence. À Sangatte, tout près de Calais, d'où la confusion peut-être...

— Si vous le dîtes.

Fille de. Femme de. Employée de.

J'endosse les rôles comme des matriochkas qu'on emboîte. Je grandis, m'élargis, dis Amen à tout, souriant toujours. Parce que c'est ce qu'on attend de moi, je me définis par mon statut sans qu'aucun ne me satisfasse vraiment. Chaque fois qu'il s'en présente un nouveau, la déception l'emporte ; déjà, je rêve du prochain costume que j'enfilerai.

Le seul sur lequel je n'ai pas le temps de me faire une opinion, c'est le rôle de mère.

Cela n'a rien à voir avec le fait de pouvoir concevoir un enfant ou non. Le problème n'est pas là, bien au contraire. Je tombe enceinte facilement – jusqu'à trois fois la seule année 86 –, pour cesser de l'être tout aussi rapidement. Les meilleurs jours, quand je vais suffisamment bien pour réussir à voir la coupe à moitié pleine, je me demande si je suis faite pour porter la vie, la donner et la voir s'épanouir en dehors de moi ? Peut-être la raison de ma présence ici est à trouver ailleurs...

Bien sûr, je ne fais part à personne – et surtout pas à mon mari – du sentiment de colère et de tristesse mêlés, cette culpabilité, ce dégoût de moi qui ne me quittent plus depuis la première fausse-couche, le vide que laisse derrière elles toutes celles qui suivent ! C'est un néant qu'il me faut combler si je ne veux pas sombrer complètement, à grand renfort de layettes et de peluches ; de bonnets, de biberons et de bibelots... Des achats compulsifs dont je remplis la petite chambre à l'étage – celle qui ne peut être qualifiée de « chambre d'enfant », puisque les cris et les pleurs ne résonnent, pour le moment, nulle part ailleurs que dans mon cœur.

Je ne dis rien donc, ne partage pas, ne pleure jamais, puisque là d'où je viens, là où je vis, on ne fait pas ce genre de choses – Trop petit-bourgeois ! Marielle, reprends-toi ! Laissons ça à ceux qui n'ont pas notre fortune ; oui, laissons-leur au moins ça ! Et sous des couches de fausse pudeur, rassurons-nous : Regarde le monde, Marielle, regarde-le et dis-moi ce qui te permets, à toi, de te plaindre ? Tu as un toit au-dessus de ta tête, de la nourriture dans ton assiette, et toute l'attention dont on puisse avoir besoin pour vivre la meilleure vie qui soit. Qu'as-tu à attendre de plus ? Je n'ai jamais entendu le caractère rhétorique de cette question. Toujours prise au premier degré. Que puis-je attendre de plus ? Quelque chose qui fasse battre mon cœur un peu plus vite, un peu plus fort, que ce qu'il tape maintenant.

Je crois toucher au but toutes ces fois où j'entre à l'école, à la mairie pour mon mariage, ou dans ce hangar débordant de migrants début 84 ; mais ce n'est rien en comparaison du vacarme qu'il y a dans ma poitrine le jour où l'on me dit « Madame Asselin, vous êtes enceinte ! » L'accélération est si violente et sa durée si longue, que je m'étonne de ne pas me voir mourir. Foudroyée sur le coup par un excès de bonheur. J'en conclus que c'est ça, que je dois avoir un enfant pour me sentir... quoi ? vivante ?

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 17, 2022 ⏰

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Métaphysique des plumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant