#PAM 2 - Au cœur de la tourmente

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La vieille maison a été réduite au silence. Tenue au secret.

Avec son jardin envahi par la végétation et ses pièces désertées, comment s'imaginer en la voyant qu'elle fut un jour habitée ? Aujourd'hui, il ne reste rien du bruissement des rires et des conversations qui l'emplissaient hier encore. Les convives ont tout abandonné derrière eux, leurs faux-semblants comme leurs masques façonnés par des années d'hypocrisie. Tous ont fui, cédant à la facilité. Rien ne subsiste de leur passage. Il n'y a plus que les souvenirs – bons ou mauvais – pour hanter les ruines du royaume de mon enfance mise à sac.

Je remonte l'allée sans m'en rendre compte. Déjà, je suis sur le perron. Quelque chose m'arrête. Une intime conviction. Le bruit d'un cœur dans ma poitrine. Ce n'est pas le mien, mais celui d'un autre – ça bat trop fort pour que ce puisse être le mien ! La peur me submerge. Le ciel vire au rouge. Tout s'obscurcit. Le temps est à l'orage quand mon cœur manque étouffer sous les battements du second. Quelque chose en moi tempête, m'injurie, me bouscule. Mon corps refuse d'obéir plus encore, mes jambes d'avancer plus avant. On voudrait me faire renoncer.

Pourtant, ignorant ces avertissements, je m'apprête à franchir le seuil du théâtre de mes souffrances passées. D'une main ferme, j'agrippe la poignée de la porte d'entrée, que j'ouvre d'un geste qui ne laisse pas de place aux remords. J'ouvre la maison dans un grincement mélancolique, redonnant souffle à mes souvenirs. Une voix d'outre-tombe accompagne la terrible stridulation : « Nuit et jour, à tout venant / Je chantais, ne vous déplaise ! » La récitation s'interrompt dans un coup de feu. Je bondis. Derrière moi, une nuée de corbeaux croassant s'envole de l'arbre mort dont ils formaient le feuillage. Les battements de mon cœur redoublent ; ceux de l'autre sont plus calmes, mais toujours aussi sourds.

Je me retourne. Je suis dans le salon. Un instant de négligence, sans doute. Je ne me suis rendu compte de rien. Me voilà assis devant le piano de mon père. Longtemps, il a persisté à vouloir m'apprendre, désirant me voir jouer comme lui, en virtuose. Jamais il ne s'est montré patient – tout devait aller vite. Jamais il ne s'est montré aimant – tout était question de volonté et de pouvoir ! En cela réside la déchirure.

Aussi, je jette un regard méfiant à l'instrument, qui fut celui de ma torture autant qu'il fut la source de mon ravissement. Malgré les désagréables relents qu'il m'inspire, j'approche mes doigts des touches blanches et noires. J'en enfonce quelques-unes doucement. Ça ne sonne pas trop mal. Les souvenirs d'un vieil accord. Je me laisse surprendre par le plaisir que me procure ces quelques notes jouées ensemble. La douceur d'une berceuse me revient en tête. Mon père la jouait quelquefois pour ma mère, dont les chairs laiteuses s'illuminaient instantanément d'un sourire à fendre l'âme. Galvanisé par ce souvenir, je me laisse posséder par la musique. Dans ma poitrine, mes deux cœurs s'improvisent métronomes. J'enchaine les combinaisons de croches et de rondes, les bémols et les dièses, jusqu'au passage critique ; si difficile que je voyais toujours le front de mon père se plisser, au moment de l'attaquer. Mon index ripe, confondant le « do » et le « ré ». La dissonance me vrille les tympans, comme elle me tire une grimace. Un râle furieux s'échappe enfin de la table d'harmonie, tandis que le couvercle du clavier retombe sur mes doigts. J'hurle ma douleur dans un surprenant concert de battements de cœur – l'autre, celui qui ne m'appartient pas ! L'envie de le sortir de moi me prend alors. Seule la peur de voir le vide qu'il laisserait m'en empêche. Il faudra donc se contenter d'en couvrir le bruit.

Ainsi, j'écume, je bats la campagne, la pièce, le piano ; je jure ! Le son des pulsations cardiaques domine toujours. Je renverse les meubles, les bibelots, me saisis du tabouret sur lequel j'étais assis, et l'envoie faire gémir la cause de mes tourments. La cacophonie qui s'en suit n'étouffe en rien le bruit qui croit indéfiniment. Ça n'en finit plus d'augmenter. Fort, – plus fort ! – toujours plus fort ! C'est le cri mat, étouffé, mécanique et méthodique du métronome de mon père, que je sais caché sous une pile de draps, dans l'armoire de ma chambre.

Comme dans le poème d'Éluard, « Vers minuit », des portes s'ouvrent devant moi, des fenêtres se dévoilent, un feu silencieux s'allume et m'éblouit. Tout s'obscurcit, tout se déforme, tout se décide. Je pars à la rencontre d'une créature qui a fait de sa maison ma prison. Mon crâne en feu, la respiration laborieuse, je m'apprête à la tirer de son sommeil comme Dieu a chassé Adam et Ève du jardin d'Éden. Je sais que cela est bon quand je vois tomber l'orage en avalanche, faisant descendre sur nous un toit de brume et de cendres.

Je ne mets aucune précaution à ouvrir la porte de sa chambre. Je prie, même, pour voir se réveiller le gibier que je chasse. Oui ! qu'il croise mon regard quand je lui tirerai dessus ! Je ne désire rien de plus que d'entendre ce monstre d'arrogance reconnaître ma vaillance, avant d'implorer ma clémence. Je concèderai un dernier baiser, comme pour mon dernier amant – l'allusion me glace les sangs !

Aveuglé par la quête alchimique de retrouver ma liberté, j'entre – je suis un loup –, me glisse – tel le serpent – ; je frappe, mords et tue – déjà, je ne suis plus un homme. A mes pieds, gît une pile de draps ensanglantés. Mon cœur bat la chamade quand part en cendres celui que je tiens dans ma main. Désormais, plus rien ne reste de mon tortionnaire, sinon l'écho de ses battements de cœur dans mes oreilles.

Le phénomène s'estompe avec les premiers rayons du soleil. Le jour étend ses ailes.

Dehors, les gyrophares et les sirènes finissent de me sortir de mon dernier cauchemar.

Je n'ai pas peur. J'ai connu pire. J'ai connu la maltraitance.      

Métaphysique des plumesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant