« Apollodore, on peut parler ? »
Le noir se retourna pour faire face à Alain qui s'approchait de lui, posant une main presque revendicatrice sur son avant-bras. Apollodore s'en trouva un peu mal a l'aise. Son professeur avait souvent ce genre de gestes, et il n'était pas certain d'en saisir pleinement le sens, ni même si ce n'était qu'avec lui qu'il agissait ainsi, avec une sorte de familiarité.
« Je vous écoute. »
« Ne t'ai-je pas déjà dit de me tutoyer ? »
Ce genre de familiarité.
« Si. »
Ce n'est que vingt minutes plus tard, après une discussion peut être un peu à rallonge, comme si son professeur faisait tout pour la faire durer, Apollodore quitta enfin l'atelier.
Dans le couloir, il regarda à droite, puis à gauche, et encore à droite, dans l'espoir vain de voir Icare surgir, comme il le faisait toujours, derrière une arcade ou juste devant lui tel un charme. Mais pour une fois, le garçon n'était visible nulle part. Apollodore s'en sentit tout à coup très vide. Il se maudissait d'avoir mit tant de temps à prendre congé de son professeur. Il s'en voulait d'avoir laissé Icare lui filer entre les doigts. Il n'avait pourtant rien à lui dire, rien de prévu qui ne le concerne de près ou de loin. Il avait simplement envie d'être en sa présence. Parce que la vie aux côtés d'Icare avait quelque chose d'exaltant. Et qu'il ne voulait jamais plus avoir à s'en passer. Ça semblait stupide, presque maladif, même à ses propres yeux, de ressentir un tel attachement, non plus que ça un besoin viscéral d'être en sa compagnie, mais pourtant, en son cœur, c'était presque comme si chaque journée qu'il avait pu vivre avant de le connaître avait été une journée de perdue, une journée qui n'avait pas valu la peine d'être vécue. Et il ne voulait plus jamais vivre un seul jour sans ressentir pleinement l'énergie qui le traversait.
Apollodore sortit dans la rue et s'arrêta à un petit kiosque pour acheter le journal. Il attendit de trouver un petit café, d'être attablé en terrasse avec un expresso, pour déplier son périodique. Les événements de la veille à La Sorbonne et surtout l'émeute qui s'en étaient suivies, y étaient relatés. En effet, le matin même, les parisiens avaient découvert, certains avec horreur, d'autres avec indifférence, les graffitis qui ornaient depuis la veille les murs de La Sorbonne. Plusieurs d'entre eux deviendraient emblématiques, pour leurs traits d'esprit, pour leur humour mais aussi pour la vérité qu'ils renfermaient. On retiendrait par exemple le sulfureux : "L'alcool est mauvais pour la santé, baisez et fumez du LSD" utilisé par les journalistes pour décrédibiliser le mouvement, collant à la jeunesse une étiquette de puérilité qui refuse de grandir et d'accepter les responsabilités inhérentes à la société. Comme toujours, les aînés prenaient leurs cadets de haut et refusaient d'entendre ce qu'ils avaient à dire, faisant exprès de ne pas comprendre pour ne pas avoir à écouter. Et l'opinion publique se faisait sur cela, sur l'analyse de journalistes aigris et d'un doyen de fac totalement dépassé par les événements qui rejetait toute la faute sur les élèves. En définitive, le fait d'être considéré comme un jeune et non un adulte retirait tout droit à avoir des idées méritant d'être entendues.
Et pour la première fois, Apollodore sentit la révolte qui habitait ses camarades. Il la comprit et l'accueilli comme sienne. Si les adultes refusaient d'écouter quand on leur parlait, alors ils allaient leur montrer et les forcer à voir les problèmes de la jeunesse qu'ils tentaient de nier en les cachant sous le tapis. Il ne s'agissait plus seulement des étudiants de Nanterre, c'était plus profond. C'était toute une classe sociale qu'on tentait de faire taire, la preuve en était les arrestations de la veille. La liberté d'expression, comme celle de manifester étaient fondamentales, et les rixes de la veille en étaient une remise en cause plus que préoccupante. Sur ces points, Apollodore refusait de se laisser faire et de céder du terrain. Ce genre d'oppressions menaient à l'obscurantisme. Alors lui aussi allait se mettre à crier pour être entendu. Il savait ce que c'était de subir le manque de son sidération, et il ne souffrirait pas que l'entièreté de la jeunesse s'en trouve accablé.
VOUS LISEZ
LA CHUTE D'ICARE
Historical FictionParis, mois de Mai 1968. Dans les rues, les étudiants s'échauffent, ils protestent contre le pouvoir en place et montent des barricades. Icare est l'un d'eux. Toujours d'accord pour être en désaccord, la croisade qu'il mène est essentiellement dirig...