Les Terrasses de Mayfair

30 3 12
                                    

Mon esprit commençait enfin à s'apaiser lorsque je vis la fille déglinguée repousser la main de la grand-mère et quitter le hall d'accueil au pas de course. Elle fila en direction du bar tabac à l'enseigne évocateur « Café des Pêcheurs », elle avait probablement oublié de s'acheter du tabac. Je la voyais bien fumer des roulés, le bout des doigts jaunis de nicotine. D'autant que le tabac coûtait cher de l'autre côté de la Manche. La grand-mère avait disparu, elle était certainement en train d'enregistrer leurs bagages. Ma pinte à la main, je me postai près du stand de glaces, celui qui donnait sur le parking de l'embarquement, encore ouvert, devant lequel un groupe d'élèves s'était attroupé.

Les douaniers s'approchèrent de la Jaguar XK 120, La fille se cramponnait au bras de son petit copain, un sourire figé ressemblant à un réseau défectueux, dont l'image s'immobiliserait sur une bouche grimaçante, largement étirée et pixélisée. Quant à son compagnon, il avait décidé de jouer la carte du type décontracté, les mains dans les poches. Soudain, les douaniers bifurquèrent en direction d'un combi VW, une œuvre d'art digne de figurer au musée de l'automobile, dans laquelle quatre jeunes mecs aux cheveux courts et bruns, à l'allure étudiante, avec barbichette et nez pas vraiment orthodoxe, en post-soirée riaient et frappaient des mains au rythme de la musique.

Le couple reprit place dans la voiture. En les regardant s'agiter, mon imagination s'était échauffée et je commençais à entrevoir des mondes possibles complètement insensés. J'imaginais la peur qui montait en eux, essayant de contrôler la moindre respiration, le bruit si particulier des pas qui se rapprochent, le cliquetis des armes militaires qui les entourent, cette sensation de sûreté faussement rassurante qui nous pousse à adopter une conduite suspicieuse. La fille s'était mise à pleurer, son petit ami l'arrêta net en lui assenant une tape trop forte sur l'épaule.

Elle sortit en claquant violemment la portière et s'assit sur la chaise, sur ma gauche. Furieuse, elle s'était mise à jurer et s'était fait la promesse de ne pas manquer de prendre sa revanche dès que l'occasion se présenterait. Je déposai ma pinte vide sur la table, elle sursauta. Elle me dévisagea froidement comme on inspecterait la quantité de sauge et d'oignons destinée à farcir la traditionnelle dinde de Noël. Elle était jolie, trop jolie même, elle sentait le parfum de luxe et les terrasses de Mayfair. Si elle le souhaitait, je lui offrirais volontiers un verre. Elle jeta un coup d'œil en direction de la Jag et se rendit compte que son petit ami s'était endormi, la tête accolée à la fenêtre. Son visage passa du doré Dior au vert kiwi. Sa bouche dessina une légère courbe hargneuse qui lâcha un arsehole mâchouillé. Elle posa sur moi ses yeux verts aux longs cils, sa bouche délicate soulignée d'un brillant à lèvres se contenta d'une moue dubitative. Elle allongea ses jambes en tirant légèrement sur les pans de son manteau de cuir, détourna le regard, je ne valais même pas un refus. Pendant un moment, je restai assis à observer la cime de l'unique arbre qui trônait à proximité de l'allée que le vent agitait. Un sentiment de vide s'était emparé de moi.

En définitive, les gars du Old Bull avaient voté le Brexit pour donner une leçon aux gens comme elle. Voilà ce que j'aurais eu envie de lui crier. Les gens comme toi ont dit qu'une véritable campagne de désinformation avait été menée par des leaders politiques démagogues qui sentaient le populisme malsain, celui qui éveille l'égrégore de nos préjugés en se servant de notre colère sociale sans expliquer les conséquences encourues. C'était vrai, ce sentiment populaire, seulement, il avait été récupéré par le populisme. J'aurais bien continué à lui expliquer que le contexte politique dans lequel cette histoire de Brexit avait vu le jour coïncidait avec beaucoup de colère sociale des zones sinistrées dans lesquelles l'industrie, en disparaissant, avait anéanti son bassin d'emplois ; les oubliés de l'économie, les sacrifiés des dividendes, la couche sociale la plus démunie qui jusqu'à présent avait conservé la tête hors de l'eau au prix d'immenses efforts s'était mise à couler à pic.

Les pauvres se sont appauvris et s'ils ne trouvaient pas de boulot et s'ils n'arrivaient pas à s'en sortir, c'était uniquement par manque de volonté. Du travail, il n'en manquait pas. Alors, on a commencé à culpabiliser le pauvre, à le stigmatiser ; s'il avait le malheur de sortir de son trou à rat pour trouver refuge dans le renfoncement d'un magasin de luxe. On n'avait pas besoin de ses bêtes infâmes et puantes souillant les bancs des beaux quartiers à la recherche d'un coin pour dormir. Je lui aurais encore dit de se foutre dans la peau d'une femme qui vient de perdre son travail à temps partiel, un travail qui lui permettait à peine de survivre. Je lui aurais expliqué la mise sous scellés. Juste un dernier coup d'œil avant de vider mon fond de bière, je déposai ma chope en la faisant résonner un peu trop bruyamment contre la table en métal, histoire de lui rappeler notre existence, nous, les invisibles. Un dernier regard sur Vogue Londres avant de refermer le magazine.

L'essaim braillard de scolaires estampillé du sceau de l'école sur l'avant de la poitrine avait envahi le hall exaspéré par toute cette attente, de vaines protestations s'élevaient toujours plus sonores. Ça criait, ça courrait, ça posait ses sacs n'importe où, ça riait, ça s'abordait, les groupes se formaient. Moi, je cherchais toujours cette drôle de fille dans la foule. Mon estomac se mit à gargouiller. Avant de tourner à l'angle du bâtiment B, j'avais remarqué Miss Vogue et son pigeon en pleine crise de couple, se tenant raides comme des manches, près de la Jaguar XK 120 DHC, un joli modèle.

Le premier restaurant croisé m'avait satisfait. La terrasse avait été envahie par une horde anglo-saxonne, je me remémorais mes cours d'histoire, toutes ces batailles me fascinaient. C'est vrai qu'on se sentait comme par chez nous en Normandie. Mes compatriotes venaient se dépayser, les uns se retrouvaient, les autres tentaient d'oublier leur probable divorce. J'en avais un juste en face de moi, accompagné de sa femme, une de celles qui cherchaient à rallumer la flamme en soufflant sur des cendres. Cette femme avait forcé leur intimité en saisissant la main de son mari qui, à son tour, la retira sous prétexte d'essuyer ses lèvres ou bien de repositionner son couteau. Il avait placé son regard bien au-delà du visage de cette femme, il devait certainement penser aux cuisses tendres de sa nouvelle maîtresse dégotée dans un pub, un soir de grosse beuverie entre collègues. Bien sûr, il ne renoncera jamais à sa femme. Si seulement cette dernière se contentait de rester à sa place. Éveiller son désir par des attouchements tentaculaires alors qu'il venait à peine de se mettre au lit ne faisait qu'accentuer son dégoût. Si seulement, elle faisait l'effort de comprendre combien il ne la désirait plus, une certaine quiétude pourrait enfin s'installer dans sa misérable vie.

Puis, j'ai vu ma petite déglinguée sans sa grand-mère. Pas de doute, c'était bien elle. Elle s'était assise en fusillant la salle du regard. Toujours cet air revêche, elle ne devait pas travailler dans le relationnel ; l'idée me fit sourire et je ne pus m'empêcher d'avoir une pensée pour mon complice de toujours, Phil. Putain de Phil, il m'avait quand même foutu dans une sacrée galère avec sa cargaison ! La fille déglinguée s'était arrêtée un instant sur moi. J'avais pris soin d'éviter son regard tandis que mon rythme cardiaque augmentait. J'étais le mauvais élève qui venait de découvrir que la première de la classe lui chatouillait le ventre.

La serveuse s'est postée près de sa table sans prendre la commande. J'ai vu sa bouche se tordre, des petits mouvements, comme si elle allait se dresser d'un bond et lui en décocher une belle. Je fis un signe de la tête en direction du comptoir pour commander un autre pichet de cidre. Je croisai son regard quand j'entendis son rire qui me foudroya. J'eus envie de ficher le camp, mes mains tremblaient, mon crâne allait exploser, et tous ces cons qui n'avaient rien d'autre à faire que fixer la scène de leur regard éteint. 

Putain, de téléréalité ! 

La voilà qui approchait ; pourquoi je m'étais mis cette aliénée en tête. Je ne dois pas me faire remarquer, pas de scandale. Rester calme. Elle s'assit, cela semblait être un bon signe. Jusqu'à ce qu'elle enfonce ses ongles sur le dos de ma main, sifflant entre ses dents un "salut Jack".

Dans l'ombre du masqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant