Madeleine et Ned

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       Ned avait terminé l'enregistrement, ce qui lui laissait suffisamment de temps pour déjeuner et marcher le long de la plage. Il s'arrêta devant l'entrée du premier restaurant qui aurait plu à Madeleine. Il ne prit pas le temps de consulter le menu affiché sur la façade avant, près de la porte western, il se dirigea vers l'accueil qui n'avait rien d'accueillant. L'unique serveuse en salle semblait débordée. La clientèle composée essentiellement de touristes avait envahi les endroits abrités de la terrasse donnant sur l'entrée de la plage. Madeleine aurait remarqué un restaurant aussi pittoresque en face du terminal.

Elle l'avait immédiatement reconnue, même de dos, penchée en avant, sa chevelure brune lui retombant maintenant de chaque côté du visage, le foulard rouge qui maintenait son chignon avait disparu, main dans la main avec lui, l'homme à la veste de cuir élimé. Elle comprenait enfin le chagrin de la jeune fille : une querelle d'amoureux. Évidemment, elle aurait dû s'en douter, à voir son visage si fermé, ses yeux humides et ce petit menton qui tremblotait à chaque fois qu'elle l'encourageait d'une pression de la main. Il la dévorait du regard !

Il restait une table presque libre d'où l'on devinait encore le passage d'un client sur le départ. La serveuse demanda à Ned de patienter quelques instants, le temps de la débarrasser. Elle s'étonnait de constater combien les personnes croisées ne lui prêtaient aucune attention, tout au moins un semblant de sourire en guise de bienvenue l'aurait satisfaite. Elle profita de cette attente pour se rendre aux toilettes.

Le lieu était propre, mais ne respirait pas la fraîcheur ; des restes de papiers humides jonchaient le bord du lavabo, des gouttes d'eau mouchetaient le miroir. La lumière jaune éclaboussait ce reflet invisible qu'elle interrogeait ; les années avaient défilé sans qu'elle prenne conscience de leurs empreintes. Elle tapota ses joues, s'essuya les mains, tira sur les pans de sa veste et sortit.

Son mari s'était déjà attablé sans attendre l'invitation de la serveuse ; personne n'était venu prendre la commande. Il se situait dans la diagonale d'Anna dont on devinait à peine le visage et qui tenait toujours aussi fermement les mains de son compagnon, à croire qu'elle avait peur de le voir s'évaporer. C'était bien le jeune homme du bar. De plus près, il était plutôt bel homme, un peu trop rude à son goût. Bien entendu, tout s'expliquait, elle saisissait mieux son air embarrassé lorsqu'il les avait dévisagées, sa sortie qui s'était apparentée à une fuite. Chacun s'esquivant d'un côté pour mieux se retrouver plus tard, autour d'un bon repas.

Madeleine était ravie de partager ce moment d'intimité en compagnie de son mari autour d'un plateau de fruits de mer. Depuis le temps qu'ils s'étaient promis de prolonger les déplacements professionnels en petits voyages d'agrément. Évidemment, c'était différent maintenant. Ned était depuis longtemps à la retraite et avait été invité en qualité d'ancien déporté, son témoignage ravivait les mémoires, « pour que l'on n'oublie jamais » répétait-il souvent. Ned était un homme réservé qui avait toujours eu de délicates attentions à son égard. Prenant place face à son époux, elle essayait d'oublier la présence des deux tourtereaux, mais ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'œil. Le jeune homme avait l'air fâché, surtout lorsqu'il se leva d'un bond et lui lança un regard furibard.

Alors qu'il revenait dans leur direction, elle ne put le retenir par la manche. Elle observa sa main qui n'avait rien d'extraordinaire et ressemblait à n'importe quelle main, incapable de saisir un quelconque objet. Lorsqu'elle énonça son nom de famille à voix haute, les sons formés n'avaient émis aucune vibration. Il se contenta de lui sourire même si toute son attention était concentrée sur les paroles de Ned, au moins elle lui était visible. De furieux, ses traits exprimaient maintenant de l'étonnement. Il marmonna un Jack Shepherdson, bredouilla un « i's orrigh'» avec ce coup de glotte qui fait disparaître le /t/ en position finale. L'ombre de cette silhouette épaisse s'éloigna au pas de course, pressé d'en finir avec le genre humain.

Ned n'avait pas vraiment compris le message que le jeune homme avait tenté de lui transmettre. Il aurait aimé la présence de son épouse, à ses côtés, embrasser tendrement cette main si fragile, cette épouse qui l'avait poussé à accepter ces trois jours de conférence sur les survivants des camps. Qu'il aimerait la tenir dans ses bras. Comme ses nuits étaient solitaires dans ce lit abandonné. Cette maison lui avait toujours semblé trop grande, elle l'était d'autant, maintenant que Madeleine avait été hospitalisée. Ned regarda discrètement en direction de la jeune fille qui avait dîné avec ce drôle de zèbre. Elle restait figée, cette même rigidité qui l'avait saisie lorsqu'elle avait franchi la porte d'entrée du terminal, la peur à la vue d'un homme d'une soixante d'années, le front dégarni, vêtu d'une gabardine d'un autre âge, examinant avec application le prospectus que la jeune hôtesse d'accueil lui avait remis.

Le bureau de change avait modifié ses horaires d'ouverture depuis le Brexit, la majorité du trafic touristique étant composée d'indigènes anglo-saxons. Ned n'avait pas foulé le sol français depuis si longtemps qu'il lui faudrait plus d'un été pour s'y sentir à son aise. La jeune femme, curieusement, lui évoquait cette période d'annihilation, ce chaos émotionnel qui l'avait absorbé.

Alors que le crépuscule du soir descendait lentement et que l'ombre du passé étendait son manteau sur le présent, à mesure que la nuit l'avait recouvert, le souvenir remontait en lui, comme une prière.

C'est alors que Ned entendit le chant du pas saccadé, résonner en rythme, scander par des voix dévouées au Grand Dessein.

Juin 1941.

Sa tante lui demande de presser le pas. Il y a trop de contrôles ces derniers temps pour qu'ils puissent prendre le risque de flâner dans les rues de Paris. La police aux questions juives est sur les dents. Les exigences du gouvernement nazi sont très claires : il s'agit de procéder au maximum d'arrestations d'hommes juifs. Il échappera à l'internement, elle le lui a promis.

La serveuse déposa l'addition sur la table.

Dans l'ombre du masqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant