Chapitre 2

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Mila
Seize ans plus tard.

Une perle de sueur dévalait le long de mon front, tandis que j'esquivai un énième coup de mon assaillant. Suite à mon mouvement trop brusque, les muscles de mes jambes se contractèrent violemment, je les sentais au bord du claquage. Le reste de mon corps s'alourdissait à chaque minute qui s'écoulait. La réalité me frappa : j'atteignais mes limites. Ce combat devait s'arrêter rapidement.
Mes yeux ne quittèrent plus mon adversaire. Il n'était pas encore assez épuisé pour que je me permette de chercher une échappatoire. J'aurais dû me douter que ce type serait doué au corps à corps. Un coach personnel lui enseignait des techniques de combat depuis quelques mois.
Fais chier ! pestai-je intérieurement, j'aurais dû le forcer à finir la bouteille de Champagne, ça aurait réduit ses réflexes.
Les coups s'interrompirent, nous nous tenions à présent à une bonne distance l'un de l'autre. La méfiance était toujours de mise, nous tournâmes en rond comme deux lions en cage prêts à se sauter dessus au moindre mouvement suspect. Sa chemise blanche, complètement déchirée, laissait apercevoir un torse musclé couvert de plaies. De longues traces rouges coulaient le long de ses flancs.
Je me demandai comment il tenait encore debout, avec tout le sang qu'il perdait. Je réfléchis à la meilleure façon de réduire la distance entre nous, lorsque je remarquai l'expression étrange sur son visage. Sa mâchoire tendue attestait de sa volonté de vivre, mais ses yeux brillaient de tendresse. En y repensant, je me souvins qu'il ne montrait aucune agressivité depuis mes premières attaques. Il s'aperçut de mon regard scrutateur, un sourire timide étira le coin de ses lèvres.
— Daphnée...
Je retiens un gloussement en l'entendant prononcer ce nom d'emprunt avec autant d'émotion.
— Je crois comprendre pourquoi tu fais ça... mais tu n'es pas obligée de continuer.
— Ce que tu crois avoir compris est sans doute à des kilomètres de la réalité.
Son sourire s'agrandit encore plus, je ne fis donc rien pour briser son espoir naissant. Cet imbécile m'offrait une occasion en or. Quand les cibles devenaient bavardes, leur prudence initiale fondait comme neige au soleil. Je profitai de ce moment de répit pour réfléchir à un plan.
Ce soir, je possédais l'incroyable avantage de me trouver dans un endroit familier. Nous venions trois fois par semaine dans cet hôtel. Il y assouvissait les fantasmes qu'il n'osait pas partager avec sa gentille petite femme. Même si je ne restais jamais très longtemps, je connaissais la disposition exacte de la pièce.
— Au contraire, reprit-il avec espoir, je suis sûr que j'ai compris. Je me souviens du soir où je t'ai ramené chez toi. Tu étais bourrée et tu m'as avoué que tu avais de très gros problèmes d'argent. Je m'étais juré de ne pas t'en parler, je ne voulais pas que tu te sentes humiliée.
Je brûlai d'envie de lui dire que je me rappelais parfaitement de cette fameuse soirée, pour la simple et bonne raison que je n'avais pas une seule goutte d'alcool dans le sang. Je désirais toujours faire comme les méchants des séries qui révélaient tous leurs plans à leur victime.
Je me ferais un malin plaisir de lui expliquer que notre rencontre résultait d'un contrat signé entre mon patron et la personne qui voulait le voir mort. L'univers ne lui offrait pas un cadeau en m'envoyant sur sa route Je lui dirais ensuite que je possédais un dossier rempli d'informations sur lui, et que c'était pour cette raison qu'il avait la sensation que je le comprenais mieux que quiconque.
— Tu penses sans doute qu'en m'assassinant tu pourrais en tirer quelques dollars, mais je t'assure que tu fais fausse route. Ma mort ne t'apportera rien à part des regrets.
— Des regrets ? répétai-je interloquée.
Contre toute attente, il abandonna sa posture de combat.
Il se présentait sans aucune défense, face à une femme qui connait au moins vingt techniques différentes pour arrêter un cœur. Il fit un pas dans ma direction tout en tendant les mains en avant, comme s'il essayait d'apprivoiser un chaton sauvage.
Comment pouvait-il faire preuve d'autant de candeur, alors que son existence ne tenait plus qu'à un fil ?
— Mon mariage bat de l'aile comme tu le sais. Je n'ai plus rien en commun avec ma femme, rentrer le soir auprès d'elle est un véritable fardeau. C'est avec toi que je veux passer le reste de ma vie ! Je ne veux plus cacher mon amour pour toi, je veux pouvoir en parler à tout le monde. Si tu patientes encore quelques mois... le temps que mon divorce soit prononcé... je te promets que je prendrais soin de toi.
J'ouvris la bouche avant de la refermer, je ne m'attendais pas à ce genre de discours. Je m'étonnais qu'il ne pense qu'à un simple souci financier. Il pourrait émettre tellement d'hypothèses plus intéressantes que celle-ci. J'admettais que cet aspect me décevait quelque peu, mais sa déclaration avait le mérite de relever le niveau.
Je me redressai, abandonnant à mon tour ma posture de combat, du moins en apparence. Je ne baissais jamais entièrement ma garde. Il sembla rassuré et tenta un nouveau pas dans ma direction. Lorsqu'il comprit que je ne bougeais toujours pas, la joie le submergea. Ses mains se plaquèrent sur une plaie sanguinolente pour endiguer le flot de liquide épais qui s'en échappait.
— Pourquoi voudrais-tu me protéger ? Tu ne me dois absolument rien.
— Tu n'imagines pas à quel point ce que nous avons partagé compte pour moi. Ce n'était pas que du sexe, il y avait une vraie connexion entre nous. Je suis certain que tu l'as sentie toi aussi.
— Admettons, mais ça signifierait quoi pour la suite ?
Ses yeux bleus brillèrent de convoitise, tout s'arrangeait enfin pour lui et pour nous.
— On ira d'abord à l'hôpital, quelques billets devraient suffire pour qu'on ne nous pose pas trop de questions, plaisanta-t-il, ensuite nous reprendrons notre histoire là où nous l'avons laissée. Dès que mon divorce sera prononcé, tu pourras devenir la nouvelle madame Lawrence.
— Tu accepterais de faire de moi ta femme malgré ce que j'ai fait ce soir ? demandai-je d'une voix tremblante d'émotions.
— Je ne pourrais pas être plus heureux.
Il me tendit sa main tachée de sang pour m'inciter à venir vers lui, je m'approchai docilement tout en dissimulant l'objet que je tenais le long de ma cuisse. Quand je consentis à poser ma main dans la sienne, il la porta à ses lèvres avant de planter un baiser sur mes phalanges. Malgré son teint pâle, il rayonnait de bonheur.
— Daphnée si tu savais à quel point je t'aime.
— Ce qu'on aime finit toujours par nous détruire, répliquai-je avec un sourire cruel.
Sans lui laisser le temps de réagir, ma main libre exécuta un geste franc. Les yeux bleus de ma cible s'arrondirent d'horreur, il les baissa lentement et avisa la lame de dix centimètres plantée dans ses entrailles. J'avais réussi à fouiller mon sac pour récupérer ce couteau sans qu'il s'en aperçoive. J'étais cependant incapable de dire si c'était mon incroyable discrétion, ou sa bêtise monumentale qui avait rendu cet exploit possible.
Ne pouvant pas me reposer sur cette unique réussite, je ne perdis pas une seule seconde pour enchaîner. Je lui assénai un coup de coude en plein visage, l'os de son nez émit un craquement sinistre. La douleur le fit reculer de quelques pas, il se plaça à l'endroit idéal pour en finir.
L'hôtel dans lequel nous nous trouvions était réputé pour accueillir des personnes fortunées possédant un statut social important. Pour satisfaire cette clientèle, chaque chambre disposait d'un certain nombre d'œuvres d'art.
Une seule visite me suffit pour repérer la statuette en bronze qui trônait sur l'une des étagères de la bibliothèque. Ce soir encore, elle attira mon attention. Ses contours saillants correspondaient parfaitement à ce que je cherchais.
Je m'en saisis par le socle avant de frapper la tête de ma victime. Il percuta violemment la bibliothèque, faisant tomber quelques livres, puis il s'écroula sur le sol. Heureusement pour moi, il n'y avait pas de moquette. Mon cher patron me prévenait assez souvent, il laisserait le prochain nettoyage de tapisserie à mes frais.
Les yeux de ma cible luttèrent quelques instants, puis se fermèrent à jamais. Je poussai un soupir de soulagement tout en m'asseyant dans le fauteuil le plus proche.
— Je t'ai sous-estimé. J'étais loin de me douter que tu pourrais résister aussi longtemps, déclarai-je au cadavre. Ton assassinat ne devait pas me prendre plus d'une heure, j'aurais dû t'achever après cette partie de jambe en l'air médiocre. Que veux-tu, mon amour pour le danger causera sûrement ma perte un jour ou l'autre.
Je coupai court à mon monologue macabre. Je n'avais pas la moindre envie de m'éterniser ici. Une fois debout, je contournai le cadavre pour éviter la substance visqueuse qui s'étalait sur le sol, puis j'essuyais ma main souillée sur la chemise de ma victime.
J'ouvris la pochette intérieure de mon sac pour en tirer mon téléphone professionnel. Il n'y avait que deux numéros enregistrés dessus, celui de l'équipe de nettoyage et celui de mon patron.
J'envoyai le code habituel aux nettoyeurs pour les informer que ma mission venait de s'achever. Je baissai les yeux sur ma tenue, je portais encore ma chemise de nuit en satin. Elle était tachée par endroit, et déchirée à d'autres. Je ne pouvais pas me présenter dans cet accoutrement, j'avais une réputation à préserver.
Après une bonne douche, j'enfilai des vêtements propres quand des coups résonnèrent contre la porte. Je me figeai, espérant qu'il ne s'agissait pas du room service de l'hôtel. Quand bien même du bruit serait parvenu jusqu'aux employés, ils n'oseraient pas venir nous déranger.
Ils avaient tous reçu l'ordre de ne pas s'approcher de la chambre lorsque nous l'occupions. Monsieur Lawrence tenait à garder ses petites pratiques secrètes. Je ne comprenais pas de quoi il avait honte. Il aimait se faire dominer par les femmes et utiliser des jouets ça n'avait rien d'extraordinaire.
Les coups à la porte se transformèrent en un nouveau code, il ne s'agissait donc que de l'équipe de nettoyage. Je partis leur ouvrir sans la moindre hésitation. Comme à leur habitude, ils portaient des tenues blanches de la tête aux pieds. Ils se dirigèrent immédiatement vers le cadavre sans me porter la moindre attention.
Je ramassai mes affaires pour ne pas les gêner dans leur travail. Ils s'occupaient déjà du sac dans lequel se trouvait toutes les tenues entrées en contact avec la victime. Il y avait également la perruque rousse que j'utilisais pour cacher mes cheveux blonds.
J'arrivai près de la porte lorsque le bruit des nettoyeurs cessa.
— Mademoiselle, m'interpela l'un d'eux d'une petite voix, monsieur Donskov vous attend dehors.
— Il vous a dit pourquoi il voulait me voir ?
— Non, il nous a juste demandé de vous transmettre le message.
Je les remerciai puis je quittai la chambre sans me retourner.
Une fois à l'extérieur, je levai la tête et humai l'air frais. L'aube commençait à poindre le bout de son nez, le ciel se parait de couleurs pastels qui feraient trembler l'âme de n'importe quel romantique.
J'avançai dans le parking de l'hôtel qui rassemblait probablement toutes les voitures de luxe de la ville. Je repérai une Bentley Mulliner qui n'avait même pas pris la peine de se garer, elle trônait en plein milieu du parking comme si l'endroit lui appartenait. Le patron avait décidé de sortir avec son joujou préféré.
J'ouvris la portière et me glissai sur le siège passager. Je me tournai ensuite vers le conducteur qui m'accueillit avec une expression chaleureuse.
— Les nettoyeurs ont dû penser que j'allais me faire virer, déclarai-je faussement agacée. Tu dois vraiment arrêter de me rejoindre après mes missions.
— Un père n'a pas le droit de venir chercher sa fille après le travail ? demanda Bayle avec tendresse.
Le contraste qu'offrait cet homme était saisissant. Son visage anguleux inspirait une peur panique à ses ennemis, pourtant son cœur débordait d'amour pour ses proches.
— Il serait temps que tu comprennes que le patron d'une grosse agence comme la tienne ne peut pas se pointer sur le terrain de son employée préférée. Mais je suis ravie de pouvoir rentrer chez moi, j'en ai ma claque des chambres d'hôtel.
— Pauvre petite chérie tellement gâtée qu'elle ne sait plus apprécier les bons hôtels.
— Je n'y peux rien. Mon patron est un vieux sénile qui me paye plus que de raison.
Bayle se mit à rire en démarrant le moteur. Je ne lui avouerais pour rien au monde, mais j'aimais ces moments de complicité partagés avec lui après les missions. Sur le chemin, le silence se fit complet. La fatigue m'empêchait de tenir une discussion.
Bayle m'adressa la parole seulement pour savoir si je voulais quelque chose avant de rentrer. Nous nous arrêtions souvent pour boire un café, mais cette fois je refusai. Ces derniers temps, je ne dormais que quelques heures par nuit, je devais récupérer tout ce sommeil en retard.
Il me déposa donc devant mon immeuble sans faire de détour. Je le remerciai et m'empressai de rejoindre le confort de mon appartement.
Lorsque je m'allongeai enfin dans mon lit, que j'avais abandonné depuis presque une semaine, je poussai un soupir d'aise qui s'apparenterait presque à un orgasme. Le sommeil me captura de ses longues griffes à peine quelques secondes plus tard.

Les liens du sang 🩸Où les histoires vivent. Découvrez maintenant