Chapitre 1

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Le lundi 5 novembre 2018, l'agent funéraire procéda à l'ouverture du cercueil pour l'exhumation, il était vide. Tôt, dans la matinée, alors que le cimetière n'était pas encore ouvert au public, Debbie O'Brien, le marbrier, les opérateurs funéraires, François de Gerbreville, journaliste au Quotidien du Nord ainsi que le fonctionnaire de police s'étaient rassemblés autour de la sépulture de l'enfant de sa défunte fille.

Deux ans auparavant, Abby O'Brien alors âgée de dix-neuf ans, originaire de Manchester, avait éveillé la curiosité de François de Gerbreville qui lui avait dédié une brève dans la gazette du village. Il la décrivait comme une personne qui, à la suite d'une grossesse non désirée, avait souhaité y mettre un terme suffisamment tôt pour que tout puisse se passer dans les meilleures conditions. Malheureusement, la procédure chirurgicale avait été différée à plusieurs reprises pour des raisons administratives, sa demande avait fini par être refusée, la durée légale ayant été dépassée. Sa mère savait très bien qu'en donnant naissance sur le sol anglais, le bébé serait retiré à sa fille dès la maternité par les services sociaux, au motif de « soupçon de maltraitance future ». Elle avait rassemblé le peu d'argent qu'elle avait pu épargner pour lui permettre d'accoucher outre-Manche. La fin tragique de la jeune fille avait bouleversé les habitants de cette tranquille bourgade du Nord-Pas-de-Calais qui s'étaient identifiés à cette jeune mère fuyant les services sociaux anglais.

Deux longues années s'étaient écoulées avant que Madame O'Brien ne recueille la somme nécessaire au déplacement du corps de sa fille et de sa petite-fille. Elle avait emprunté l'argent auprès de sa banque, de la famille, des amis, avait négocié tout objet qui pouvait être monnayable. Les longs mois d'attente se terminaient enfin et l'autorisation avait été signée par le maire de la commune. Bien que les démarches eussent été harassantes, l'issue était assurée : son conseiller social lui avait certifié que la requête ne pouvait être rejetée lorsqu'il s'agissait de déplacer le corps d'un cimetière à l'autre dans l'objectif de rapprocher ce dernier du lieu de résidence de sa famille. Or, elle habitait la côte anglaise. Elle pouvait parcourir du regard la ligne d'horizon et imaginer le littoral français de la fenêtre de son domicile.

Le 15 mars 2016, la côte française s'était découpée graduellement alors qu'elle traversait pour la première fois ce bras de mer en compagnie de sa fille. Le voyage n'avait pas été long, deux heures s'étaient à peine écoulées qu'elles empruntaient la file « EU » ; le référendum n'aurait lieu qu'en juin et elles n'approuveraient certainement pas la sortie de l'Europe. La famille d'accueil les avait attendues dans le hall du terminal du port de Boulogne Calais. Un ami l'avait mise en relation avec la famille Ravier qui avait accepté de les aider sans contrepartie financière. L'arrivée sur le sol français marquait la fin d'un calvaire auquel peu de familles anglaises désargentées échappaient. Elle se souvenait encore de l'accueil chaleureux que les membres de l'association leur avaient réservé, la brasserie Jeanjan, la remise des clefs ainsi que la coquette petite chambre au berceau ancien, décorée pour l'occasion.

Aujourd'hui, Abby O'Brien n'était plus.

La première exhumation avait été celle de la jeune mère dont la sépulture avait été désinfectée, le corps n'étant pas complètement décomposé, les agents funéraires avaient insisté sur le risque sanitaire et placé le cercueil dans une housse étanche. L'agent funéraire lui avait expliqué avec beaucoup de délicatesse, usant d'une batterie de termes spécialisés, que les restes de la dépouille allaient être placés dans un coffre que l'on appelle, dans le milieu professionnel, un reliquaire, et qui serait transféré dans le cimetière de sa commune actuelle. Il faudra, par la suite, procéder de la même façon pour la dépouille de l'enfant. Elle avait hoché la tête, incapable de prononcer la moindre phrase, accompagnant son geste d'un pâle sourire empreint de gratitude. Elle n'avait pas totalement réalisé ce qui s'accomplissait sous son nez, juste l'impression qu'une autre avait pris place dans son corps, cet autre serrait des poignées de main, opinait du chef, balançait la tête en signe de désaccord, tendait sa carte bancaire, signait des formulaires, puis s'endormait, épuisée. Alors, en pleine nuit, réapparaissait cette conscience douloureuse qui étouffait le hurlement en pressant l'oreiller sur son visage.

Sa fille était morte en couche et son nouveau-né ne lui avait pas survécu. En récupérant leurs dépouilles, chaque jour, elle aurait l'occasion de se recueillir sur leur tombe et d'entamer son deuil. Jusqu'à présent, il lui sembla que sa fille était partie en vacances, un long voyage en terre de France. Une terre qui accueillait les mères célibataires démunies en les aidant à s'émanciper. N'avait-elle pas envisagé de s'installer dans une ferme de la Lutte du Larzac ? Passionnée d'agriculture comme elle l'était, sa fille aurait certainement eu beaucoup de succès, avec toutes ses idées de permaculture, de révolution agricole, de contre-culture industrielle ? Longtemps, elle l'avait imaginée, fredonnant le long de sentiers en fleurs, tenant par la main sa petite-fille qu'elle aurait appelée Margaret. Elle les voyait dévalant des pentes herbeuses, un bouquet de fleurs des champs à la main, vêtues d'une robe légère, chaussées de sandalettes tressées, esquissant un sourire sans effort. Elle leur avait créé, au gré de son imagination, une vie paisible, faite de petits bonheurs ramassés le long des routes rocailleuses du Mont Ventoux ou des Cévennes. Elle leur avait tracé un chemin sur lequel il était impossible de se blesser. Elle leur avait inventé des amis, des romances, des ragots de campagne que les habitants se transmettraient en murmurant. Et chaque jour, dans la moiteur de la nuit, prise en étau entre sa fantaisie et la réalité, le hurlement, seule arme en sa possession, tentait à nouveau de surgir, assourdie par sa main tremblante.

L'un des agents funéraires interpella le policier qui lança immédiatement un appel tandis qu'un second s'approcha de Madame O'Brien lui demandant s'il était possible de les rejoindre à la mairie. Madame O'Brien inclina la tête très légèrement sur le côté. L'agent funéraire prit ce mouvement pour un assentiment et s'en alla rejoindre le groupe. Hébétée, habitée d'un espoir insensé, d'une petite-fille toujours en vie, sa petite-fille, cette idée si folle, si démesurée, ne la quittait plus. À l'annonce de son décès, elle avait demandé à la voir, ce qui lui avait été refusé sous prétexte que l'enfant n'était pas né vivant et vivable et avait été déclaré à l'état civil comme « enfant sans vie ». Elle n'avait pas insisté, conservant l'image d'un ventre rond et harmonieux comme dernier souvenir de sa petite-fille.

Ne laissez pas les insectes disparaîtreWhere stories live. Discover now